Géographe, spécialiste des études urbaines, il éclaire avec force les causes de l’abîme écologique dans lequel nous sommes plongé·es. Et rappelle qu’il est urgent de repenser nos rapports aux lieux, pour inventer une société post-urbaine durable.
Le vivant s’effondre, les écosystèmes sont dévastés ; il est urgent, selon vous, de transformer radicalement nos modes de vie en échappant au tout-urbain. En quoi nos manières d’habiter la Terre contribuent-elles autant à l’asservissement du vivant ?
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Guillaume Faburel — Elles nous délient totalement de l’écologie et nous détournent de notre propre responsabilité dans le fait d’être à ce point massivement regroupés. Qui, depuis les grandes villes, connaît les hectares fantômes de son alimentation, c’est-à-dire toutes les terres cultivées loin pour satisfaire à nos besoins concentrés ? Qui a conscience des esclaves énergétiques de tous ses flux quotidiens ?
Qui connaît les territoires servants, c’est-à-dire ceux, plus ou moins limitrophes, nécessaires au stockage, aux circulations mais également à la fourniture des matériaux, par exemple pour son propre logement ? Voilà pourtant toute l’exploitation imposée par nos comportements, par notre hubris consumériste, dont le foyer premier est la grande ville, avec un imaginaire de (sur)puissance et d’illimité. C’est l’asservissement total de la Terre, avec la colonisation de toutes les autres entités du vivant. Depuis la grande ville, l’humanité se regarde le nombril.
“Les pollutions atmosphériques urbaines (60 000 décès annuels en France) sont à l’échelle mondiale la première cause de mort prématurée”
Quels sont les principaux effets écologiques délétères de l’urbanisation outrancière ?
La population urbaine mondiale est actuellement de 58 % pour 70 % des déchets produits, 75 % des gaz à effet de serre émis, 78 % de l’énergie consommée et plus de 90 % de l’ensemble des polluants émis dans l’air. En France, le secteur du BTP, dont les réalisations sont à 90 % dans les aires urbaines, représente 46 % de la consommation énergétique, 40 % de notre production de déchets et 25 % des émissions de gaz à effet de serre.
Les pollutions atmosphériques urbaines (60 000 décès annuels en France) sont à l’échelle mondiale la première cause de mort prématurée. Et je ne reviens même pas sur l’autonomie alimentaire des grandes villes. En France, elle est tout au plus de deux à trois jours, avec pour corollaire l’agriculture industrielle, ses exploitations productivistes et un taux de suicide remarqué. Et cela ne va pas s’améliorer. Les événements caniculaires mortels prévisionnels pour 2100 sont de plus de vingt jours par an pour 74 % de la population mondiale, voire de trois à six mois à certains endroits.
Comment expliquez-vous que la croyance dans les vertus émancipatrices de la ville continue d’être largement partagée, notamment sur la fameuse densité urbaine ?
Si le fameux “droit à la ville”, celui du brassage et du mélange, de l’émancipation et de la réalisation, professé il y a maintenant plus de cinquante ans, continue de prospérer, c’est parce que l’écologie politique n’est pas advenue comme matrice de pensée. Des carrières militantes et académiques continuent de se construire sur la défense des classes populaires et des précaires face à la gentrification et aux exclusions qui caractérisent aujourd’hui beaucoup les grandes villes.
Mais ceci se fait en dehors de l’écologie même, portée par tous les subalternes qui, de plus en plus, souhaiteraient eux aussi vivre dans des lieux moins artificialisés et parvenir à l’autoproduction et à l’autosubsistance, notamment par des pratiques potagères. L’Hexagone compte 37 millions de logements pour 67 millions d’habitants. Parmi ceux-ci, plus de trois millions sont vacants, très majoritairement en dehors des grandes agglomérations, et 6 millions sont largement sous-occupés. Mais on continue à en construire 350 000 chaque année. Et les cultures de gauche se disant radicale en voudraient encore plus. N’est-on pas tout simplement en train de sacrifier le vivant au nom de la “crise” du logement, qui renvoie non pas à un problème de pénurie mais de répartition ?
“Il faut en finir avec cette chimère de l’abondance et la suffisance qui l’accompagne”
Quelle influence a joué la géographie anarchiste dans votre réflexion sur la désurbanisation ?
La géographie anarchiste ainsi que l’anthropologie anarchiste m’ont été d’une aide essentielle pour comprendre les potentiels d’autodétermination des sociétés et d’autogestion des collectifs face à la catastrophe écologique. Elles m’ont notamment ouvert aux croyances et visions, aux organisations sociales et politiques développées par des peuples premiers, mais aussi par la petite paysannerie dépossédée de ses moyens de subsistance. Raison d’ailleurs pour laquelle la désurbanisation ne pourra jamais advenir sans un ré-empaysannement de nos cultures.
Comment pourriez-vous définir ce que vous appelez “la géographie du vivant” ?
La géographie en question est celle qui permet d’habiter la Terre autrement que par l’artificialisation capitaliste, celle consubstantielle de la grande ville et de l’agriculture industrielle, pour cultiver tempérance et ralentissement, attention et soin. Et, ainsi, prendre conscience de la fragilité mais aussi de la beauté, éprouver de la joie et un peu plus de gaîté.
Puisque nos manières d’être et de penser sont conditionnées par les environnements que nous habitons (nous voyons le monde par la ville), il nous faut changer d’air, d’aire, d’ère, pour renouer avec la terre et décroître l’urbain d’abord en nous. Il faut en finir avec cette chimère de l’abondance et la suffisance qui l’accompagne, en privilégiant des tailles bien plus mesurées de nos groupements. Depuis les grandes villes, leur attractivité et leurs sols bétonnés, cela va être compliqué.
“Nous n’aurons pas d’autres choix que d’habiter autrement la Terre, coopérer par d’autres savoir-faire”
Toutes les alternatives concrètes qui existent sur 30 % du territoire, fondées sur des pratiques autogestionnaires, coopératives, communautaires, post-urbaines, sont-elles un horizon rassurant ?
Tout à fait. C’est en fait le seul moyen de démassifier et démarchandiser, de déconcentrer et décentraliser, donc de décroître en faisant autonomie, c’est-à-dire en choisissant, enfin, bien plus librement, nos propres dépendances. L’économie de telles initiatives est bien plus coopérative, leur organisation politique, bien plus horizontale et égalitaire, et leurs empreintes écologiques, réduites de moitié voire des deux tiers.
À condition toutefois que les urbains qui en nourrissent de plus en plus l’envie déconstruisent quelques habitudes en arrivant (SUV, 5G, piscine chauffée…). Mais les conditions écologiques de nos propres subsistances vont y aider. Nous n’aurons pas d’autres choix que d’habiter autrement la Terre, coopérer par d’autres savoir-faire, autogérer de manière solidaire.
Vivre en réaction à la démesure urbaine, habiter en considérant le vivant : est-ce pour vous une utopie concrète, en cours, ou un rêve déjà perdu ?
Même si le temps est compté, ceci est, sans malthusianisme aucun, tout à fait plausible. Parce que nombre d’enquêtes attestent que “le mieux avec moins” gagne du terrain dans les pensées sociales, mais aussi parce que nous en avons les ressources, en termes de logements et de terres arables, de bois et d’eau, de savoir-faire et de culture, pour le déménagement que nous allons devoir réaliser à l’échelle des territoires – et ce pour des passions et affects un peu plus joyeux que la fessée écologique collective annoncée.
Quand je dis “les ressources”, je ne parle pas des épiceries bio et du tout-vélo des centres métropolitains, des rares possibilités dans les parcs et jardins, dans les fissures des parterres asphaltés, sur les terres des friches de longue date polluées, sur des balcons complètement asséchés… Cela ne fait que nous maintenir dans la même roue, celle d’une croyance des capacités adaptatives de la grandeur urbaine, alors même que c’est cette grandeur et son métabolisme qui sont la cause de l’écocide engagé.
Indécence urbaine. Pour un nouveau pacte avec le vivant de Guillaume Faburel (Climats), 288 p., 22 €. En librairie.
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