Anchorman des Matins de France Culture, Guillaume Erner essaie de comprendre dans un livre, La Souveraineté du people pourquoi la célébrité est devenue la mesure de toute chose. Et nous éclaire sur un marqueur fort de notre temps.
Animateur enlevé (très tôt) des Matins de France Culture depuis septembre 2015, après une petite dizaine d’années passées sur France Inter, Guillaume Erner est aujourd’hui une voix connue de la radio. Connue mais pas célèbre.
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A tel point que, raconte-t-il dans son nouvel essai, La Souveraineté du people, une directrice d’une chaîne de télé lui a reproché, il y a plusieurs années, son “manque de notoriété” pour présenter à l’écran une émission. Comme si pour être célèbre (statut mécaniquement conféré par la télé), il fallait l’être déjà. A moins de passer par la case téléréalité, et sortir d’un Loft qui vous métamorphose en “people”.
Un people, rappelait ironiquement l’historien américain Daniel Boorstin, est un individu “célèbre en raison de sa célébrité”. Une manière de reconnaître que la célébrité se déploie dans un angle mort, en occultant la raison même de son existence. “Plus personne ne sait pourquoi Kim Kardashian est célèbre, mais sa notoriété est planétaire : les voies de la célébrité sont impénétrables”, souligne Guillaume Erner, observateur avisé du système médiatique, suffisamment lucide pour ne pas transformer en frustration le constat de sa demi-célébrité.
La forme suprême de l’accomplissement
A la fois juge (par son regard distancié, nourri de ses lectures des sciences sociales) et partie (par sa participation discrète au système médiatique), Erner articule sa démonstration au croisement de deux places. Ce jeu simultané sur deux tableaux lui évite autant une position de surplomb désincarné qu’un regard méprisant et cynique, dont la critique de la culture de masse est souvent pétrie.
Interrogeant les ressorts de la célébrité, il se propose simplement de “plonger dans la métaphysique hiltonienne – le monde des valeurs de Paris Hilton”. Souvent drôle, son récit éclaire surtout l’enjeu d’une réflexion contemporaine qui se résume à une question : pourquoi la célébrité est-elle à ce point désirée ? Pourquoi, comme l’avouait Steevy en sortant de Loft Story, “c’est si bon d’être célèbre” ?
La célébrité semble être devenue la forme suprême de l’accomplissement ; pire, elle est devenue “la mesure de toute chose”. Si le mot est déjà ancien, le fait social, lui, est radicalement nouveau. Les people et la “pipolisation” ont envahi l’espace public, au point que pour beaucoup de citoyens, affligés mais lecteurs réguliers de Voici, notre époque aurait définitivement “couronné l’insignifiance”. “En l’espace d’un demi-siècle, tout se passe comme si la hiérarchie des valeurs s’était déplacée de Foucault (Michel) à Foucault (Jean-Pierre)”, écrit Erner.
De Mazarin à Cyril Hanouna
Si la célébrité est désormais sacrée, et si Kim Kardashian forme une déesse, c’est bien que la société, “autrement dit le peuple”, a “érigé le people en souverain”. La classe des people, certes hétéroclite, rassemble des membres qui savent “aimanter, avec leur célébrité, leurs contemporains”.
En bon disciple webérien, Erner établit de lointaines affinités électives entre le système de la célébrité et les métamorphoses du marché. Si la quête de la célébrité s’est substituée à celle de la gloire dès la fin du XVIIe siècle, la médiatisation accélérée des temps présents produit naturellement de la célébrité “comme la religion du sacré”.
De la gloire chevaleresque à la notoriété bourgeoise, de la fin de la société de cour à l’ère des médias de masse, de la culture jeune des années 1960 à celle d’internet, l’auteur traverse les âges pour mesurer combien la notion de célébrité s’est déplacée et transformée pour aboutir à ce constat désopilant : “l’homme puissant était semblable à Mazarin, hiératique, secret, redouté : il ressemble désormais à Cyril Hanouna” !
Les tweets de Justin Bieber
Une poignée de dates jalonnent selon l’auteur la diffusion du mot “people” dans l’espace médiatique : la première mention de Paris Hilton à la une du Monde en 1999, et surtout Loft Story en 2001. La téléréalité impose alors dans l’imaginaire adolescent la “possibilité pour tous d’être célèbre”.
La fin du mérite à l’ancienne déstabilise les élites ; les malentendus se multiplient entre sur ce à quoi chacun a droit en termes de reconnaissance, sur ce que célébrité veut dire lorsqu’on en incarne un visage futile et inepte. “L’idée qu’un tweet de Justin Bieber tel que ‘aujourd’hui est une bonne journée’ puisse être retweeté 100 000 fois est une perspective déprimante”, reconnaît Erner.
Pourtant, il est trop facile de rire impunément de ceux qui sortent du “Loft” ou veulent y rentrer. A chacun de s’interroger sur ce qui l’agite devant les affres des célébrités. Comme tous ceux qui prennent la peine de raconter sur Facebook leurs aventures au pays des people : “en face de moi, dans le TGV pour Valence, il y avait Frédéric Lopez, il faisait la sieste”. Cool.
Pathologie du narcissisme
Dans ce tropisme d’une fascination à la fois ironique et abêtissante, Erner perçoit les vertus d’un commérage nourrissant le lien social. Les people permettent la construction d’une “communauté élargie” : un public souvent conscient que la célébrité est la seule caractéristique d’importance qui ne dise rien sur l’individu, mais qui s’en amuse, qui rit du vide qu’elle incarne et du vide qui le comble pourtant.
Les people sont comme les autres, traversés par les pathologies du narcissisme, par la peur de ne compter pour rien, de ne pas être reconnu : “la société tout entière souffre de ce manque”, écrit Erner. C’est aussi à cause de ce manque que “nous sommes pipolisés de l’intérieur”.
La Souveraineté du people (Gallimard), 260 pages, 21 €
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