Grey Gardens, c’est l’histoire de la sœur et la cousine de Jackie Kennedy (jouées par Jessica Lange et Drew Barrymore), recluses dans leur maison délabrée. Ce téléfilm mettant en scène ces deux icônes de l’anticonformisme américain a été le grand vainqueur des Emmy Awards, la nuit dernière.
Loin de la Maison Blanche, c’est dans un jardin gris que l’on retrouve la famille de Jackie Kennedy. La scène est tirée de Grey Gardens version 2009 : la petite Jacqueline Bouvier gambade dans les dunes grises de l’East Hampton avec sa cousine Edie Bouvier Beale (Little Edie). Elle vit alors chez sa tante, Big Edie, aristocrate fantasque, dans la somptueuse demeure de Grey Gardens face à l’Océan Atlantique. Quand en 1961, sa nièce légendaire fait son entrée à la Maison Blanche, les deux Edie n’ont pas quitté leurs jardins gris mais ne les entretiennent plus.
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Là-bas, l’écho de leurs chansons se cogne à des murs vétustes et leurs pas de danse s’esquissent dans un tas d’ordures. Les fissures au plafond, la poussière insoutenable de cette pension autrefois luxueuse servaient aussi d’introduction au documentaire Grey Gardens des frères Maysles sorti en 1975. Débauchés par la plus jeune sœur de Jackie O pour réaliser un documentaire sur sa famille, ils sont fascinés par les deux marginales qu’ils rencontrent dans leurs jardins cimentés. Eux qui ont filmé les Stones dans Gimme Shelter, découvrent en Edie mère et fille des rebelles d’une toute différente classe mais qui méritaient bien un film à elles seules.
Pendant six semaines de l’automne 1972, ils s’immergent dans le taudis où coquetterie rime avec bactéries. Voici donc Edie, 70 ans, le décolleté ridé à découvert, ses Ray-Ban de vue tordues sur le nez, hurlant des ordres insaisissables à sa fille. Dans un jardin en friches, notre premier rendez-vous avec Little Edie est lui une leçon de mode où elle explique face caméra comment porter sa jupe à l’envers. Il faut dire qu’Edie Beale, 56 ans, ne retourne pas que sa jupe, elle met sans dessus-dessous les codes de la réussite sociale à l’américaine.
Les frères Maysles nous transportaient donc sans nous avertir dans l’intimité de deux femmes au mode de vie irréel, entre démence et poésie. Difficile d’imaginer que des femmes qui furent à l’aise dans des salons luxueux puissent vivre ensuite sans eau courante dans une odeur si insupportable que les réalisateurs avaient renoncé à s’y installer pendant le tournage.
Après un long travail de recherche, le réalisateur Michael Sucsy a lui défriché le passé des Beales. Le flou contextuel du documentaire est clarifié dans son téléfilm diffusé en avril 2009 sur HBO. Sucsy a expliqué au Times que Grey Gardens n’est autre que « l’histoire de deux survivantes qui vont contre la société, et qui réalisent que cette lutte est plus importante que le conformisme ». Sous les traits des impeccables Jessica Lange (Big Edie) et Drew Barrymore (Little Edie), nous les découvrons avant leur déchéance. Jessica Lange rayonne en aristocrate, fille de l’officier et avocat John Vernou Bouvier obsédé par la réussite. Peu académique, délurée et artiste en puissance, son mariage avec un avocat conservateur ne résiste que le temps de lui donner sa fille Edie. Laissée avec très peu de ressources après que sa famille lui tourne le dos à cause de ses excentricités, elle retourne seule à Grey Gardens.
Pendant ce temps Little Edie se rêve en Judie Holiday à New York, mais les désillusions et sa liaison avec le secrétaire aux affaires intérieures sous le président Truman l’usent. Refusant de remplir le rôle d’épouse rangée que lui promet sa situation, elle plaque tout dans les années 50 pour rejoindre sa mère. Avec seulement 300 dollars de pension par mois, elles ne restent indépendantes qu’en revendant leurs bijoux.
Bohèmes hors normes, elles meublent leurs journées par des chansons, des disputes et des réconciliations. Leur dialogues sur le fil entre tendresse et cruauté, aucun scénariste n’aurait osé les inventer. Mais les frères Maysles ont su les saisir en se fondant dans la tapisserie. Ils étaient arrivés à point nommé pour filmer une action qui avait déjà commencé depuis longtemps puisque les Edies avaient fait de leur existence un spectacle, une tragédie. Toujours en costume, Little Edie est la plus apprêtée, en chemise de nuit ou en tenue de bain, pour nourrir les ratons laveurs ou esquisser un pas de danse, elle ne quitte pas ses talons. Ses foulards détonnent en comparaison avec ceux de sa cousine Première dame. Edie se contente bien souvent d’un torchon ou d’une serviette de bain noués avec une broche. A son insu, Little Edie a traumatisé la mode indemne. Les stylistes s’inspirent de son chic dans la disgrâce, des collections de Prada à Galliano. Le Harper’s Bazaar donne à Edie les traits de Mary Kate Olsen. Et en fan transi, Marc Jacobs a même designé un sac au nom de Little Edie.
Depuis que Jacobs a fait découvrir Grey Gardens à l’artiste David Crotty dans les années 80, ce dernier ne s’en est pas remis au point de créer des cahiers de coloriage sur les Beales. Ce qui l’a passionné chez les deux Edies Bouvier Beale c’est « que tout le monde peut se reconnaître dans ces deux personnages, car leur histoire est intemporelle. Le film est comme Qui a peur de Virginia Woolf ? et Antigone combinés et il a toutes les qualités d’une excellente tragédie. L’histoire d’une mère et de sa fille qui vivent dans leur propre réalité existe depuis des milliers d’années et le fait que les Maysles nous montrent cette histoire dans la vie réelle rend le tout encore plus incroyable. Grey Gardens est presque à l’origine de la télé réalité, car ce type de documentaire en 1975 était complètement inédit.
Les frères Waysles, comme tant d’autres réalisateurs de documentaires avaient été taxés de voyeurisme et le New York Times dénonçait une exhibition de « freaks ». Le téléfilm prouve lui que les deux femmes étaient bien consentantes et ont sauté sur l’opportunité de rendre public leur choix de vie. Pour Little Edie, c’était l’heure de gloire, sa danse dans la cage d’escalier avec le drapeau étoilé est entrée dans l’histoire. Après la mort de sa mère en 1977, elle s’essaya même sans succès au cabaret. Le film lui a au moins permis d’avoir de nombreux fans, dont l’un permettra à la police de découvrir son corps cinq jours après sa mort naturelle en 2002.
Si elles ne sont plus vivantes, l’histoire de ces deux anti-héroïnes a aujourd’hui un écho particulier. Avec la crise, de riches familles ont vu toute leur fortune s’évaporer, la notion de place sociale est particulièrement boiteuse. Cette histoire participe à la destruction des mythes des grandes familles.
La mort du dernier des Kennedy, Ted le coureur de jupons alcoolique, a encore permis de souligner que faire partie de la haute-société implique surtout des déboires et des obligations incompatibles avec des impulsions d’artiste. Le carriérisme est moins probable comme une fin en soi. Le 20 septembre, les Emmy Awards sacreront peut-être le téléfilm et ses actrices, transformant la poussière qui étouffe leur histoire en des paillettes qu’elles avaient si longtemps renoncé à chercher.
La bande annonce de Grey Gardens :
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