Le 11 février, Arte diffuse une série documentaire événement, Goulag, une histoire soviétique, réalisée par Patrick Rotman. Un travail de titan sur un univers dantesque et longtemps oublié.
Il a fallu attendre 1973 et la publication de L’Archipel du Goulag par Alexandre Soljenitsyne pour que, enfin, la réalité de l’univers concentrationnaire soviétique éclate au grand jour. Pourtant, dès le lendemain de la révolution d’Octobre, les bases du Goulag sont déjà posées au bagne des îles Solovki, où des prisonniers politiques déchus de leurs droits les plus élémentaires sont “rééduqués” par le travail forcé.
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Plusieurs livres témoignent précocement de la véritable industrie pénitentiaire qui se met en place au pays du “socialisme réel”, comme Un bagne en Russie rouge de Raymond Duguet en 1927, ou J’ai choisi la liberté de Victor Kravchenko en 1947.
Comment, alors, l’effroyable Direction principale des camps (Glavnoe Ouprarvlenie Laguereï, dont les premières lettres donnent “Goulag”) a-t-elle pu être occultée pendant tant d’années ? Un ancien détenu, qui témoigne dans l’impressionnante série documentaire de Patrick Rotman, Nicolas Werth et François Aymé, Goulag, une histoire soviétique, donne une idée des causes internes de cet énorme non-dit : “En sortant du camp, nous sommes entrés dans un monde où, en réalité, il était impossible de parler.”
Une épuration sociale et politique
Dans Goulag, une histoire soviétique, des témoins soignent par le récit de leurs conditions de survie la plaie béante laissée dans leur mémoire, intime et collective. S’appuyant sur des images d’archives très riches, sur la rigueur du spécialiste de l’histoire soviétique Nicolas Werth (qui a participé au Livre noir du communisme) et sur les propos d’anciens zeks (les prisonniers) collectés par l’association non-gouvernementale Memorial entre 1988 et 2014, les trois épisodes du documentaire (“Origines”, “Prolifération”, “Apogée et agonie”) donnent à voir l’étendue de ce système concentrationnaire dans lequel 20 millions de personnes ont été enfermées en trois décennies, jusqu’à la fin des années 1950.
On se rend compte alors que l’objectif d’épuration sociale et politique poursuivie officiellement par la police politique soviétique (successivement Tchéka, Guépéou, NKVD, KGB) laisse rapidement place à un projet de nature économique. Sous le prétexte fantaisiste de façonner un “homme nouveau” par le travail forcé, Staline se sert dès les années 1920 des forçats du Goulag comme d’une main-d’œuvre corvéable à merci pour réaliser les grands travaux du régime.
Le premier de ces projets d’infrastructures monumentales, véritable vitrine de l’URSS, est le Belomorkanal, un canal reliant la mer Blanche à la mer Baltique, creusé avec des outils rudimentaires par les zeks qui se tuent à la tâche. Ce canal ne sera jamais assez large ni assez profond, mais Staline, en forçant son avènement, fait une démonstration essentielle, caractéristique du totalitarisme soviétique : “Le parti a toujours raison”.
Réduits en esclavage
Sur les films de propagande de l’époque, les koulaks (des paysans qui se sont opposés à la collectivisation) et autres “éléments contre-révolutionnaires” réduits en esclavage sourient et saluent le génie du “Petit Père du peuple” lors de l’inauguration. Obscénité de la falsification de l’histoire. Parfois, de maigres indices signalent toutefois leur ineffable calvaire. Lorsque l’écrivain soviétique Maxime Gorki visite le bagne des îles Solovki en 1929, il observe que les prisonniers tiennent des journaux (qu’ils sont censés lire pour se “rééduquer”) à l’envers, comme un appel à l’aide silencieux.
Un ancien détenu affirme que lorsque le romancier a visité l’hôpital, vidé de ses malades pour l’occasion, il a dit : “Je n’aime pas le théâtre”, et a tourné le dos. Son compte rendu de sa visite ne fait pourtant pas état de ses réticences. Dans le contexte post-insurrection, saturé d’idéologie et où le pouvoir bolchévique doit encore se renforcer (il compte pour cela sur les intellectuels), le Goulag est un mal pour un bien.
L’archipel de l’enfer
L’archipel s’accroît alors, étendant ses tentacules sur tout le continent pour soutenir des projets pharaoniques en épuisant une masse déshumanisée, comme le canal de Moscou, un second Transsibérien ou le chemin de fer Salekhard-Igarka. Ce dernier a été abandonné en 1953, et se fait désormais appeler “voie morte”, symbole de la faillite totale du modèle de développement fondé sur le travail forcé. A la manière de Shoah de Claude Lanzmann (1985), référence qui s’impose immédiatement à l’esprit en visionnant Goulag, une histoire soviétique, les témoignages rendent peu à peu intelligible ce qui paraissait inconcevable.
“La philanthropie dans les camps, c’est comme verser de l’eau de Cologne dans un abattoir”, écrit par exemple Julius Margolin, auteur de Voyage au pays des Ze-Ka, pour décrire l’état de bestialité auquel les prisonniers étaient rendus. Dans cet enfer, la situation des femmes est terrible.
Quand elles ne meurent pas au travail dans les mines gelées de Sibérie (où il faut parfois creuser par moins 60 degrés), elles sont victimes d’humiliations et de viols collectifs. “Je n’ai que faire de votre travail. Ce qui m’intéresse, c’est votre souffrance”, dit ainsi un chef de camp à une zek. Pendant longtemps, la victoire de l’URSS sur les nazis a empêché le mensonge de s’effondrer. Tenant les deux bouts de l’histoire, le film de Patrick Rotman fait vaciller ce qui restait du village Potemkine soviétique. Il était temps.
Goulag, une histoire soviétique de Patrick Rotman, Nicolas Werth et François Aymé le 11 février à 20 h 50 sur Arte
Goulag, une histoire soviétique de Patrick Rotman, Nicolas Werth et François Aymé (Arte/Seuil), 224 p., 39 €
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