Peu avant sa mort, le 28 juillet, Gisèle Halimi se confiait à Annick Cojean dans Une farouche liberté, un livre autobiographique d’où sourd une intense émotion. Retour sur la vie sans concessions d’une combattante de la cause des femmes, qui a fait avancer leur histoire, notre histoire, à pas de géant.
La justice, c’était « mon oxygène » confie Gisèle Halimi à Annick Cojean dans ce livre mené comme un long entretien entre l’avocate et icône du féminisme avant qu’elle ne disparaisse en juillet à 93 ans et la journaliste du Monde. La justice, et le féminisme dont elle a été l’une des voix les plus puissantes pendant des décennies, et la liberté, pour elle-même et pour autrui, surtout ceux et celles qui n’y ont pas accès, les faibles, les opprimé·es. Programmé pour une parution mi-septembre, Grasset a avancé la sortie d’Une farouche liberté au 19 août, composé de rares questions mais de longues réponses-récits d’Halimi, qui revient sur trois périodes clés de sa vie : son enfance, son combat féministe, la politique.
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Une enfance en Tunisie d’abord, où la petite fille de 10 ans entame une grève de la faim pour protester contre la loi parentale et patriarcale qui règne dans sa famille juive tunisienne, et pauvre, selon laquelle une fille ne compte pas, passe après ses frères qu’elle doit servir, avant de se marier et d’aller servir son mari – comme sa propre mère, Fritna, qui le lui inculque et ne comprend même pas qu’une femme puisse décider autrement de son sort. La grève de la faim porte ses fruits : la petite est libre d’échapper à la soumission. Dès lors, elle brille à l’école et se retrouvera à 18 ans, en 1945, dans un avion direction Paris pour étudier – en travaillant la nuit – le droit et la philosophie.
Le reste, on le lit avec une très grande émotion, que l’on ait connu cette période, que nos parents nous en aient parlé ou qu’on la découvre : les combats féministes – et le mot « combat » est d’une justesse qu’il ne faut pas oublier –, les victoires arrachées à des gouvernements, à toute une époque, toute une société hostiles, qui vont tout changer pour les femmes. Avocate pugnace, d’un courage admirable, ne laissant jamais rien passer de sexiste, Gisèle Halimi est celle qui, au plus près des lois, comprend très vite que c’est là que ça se joue, qu’il faut les changer – loi sur le viol, loi sur l’avortement, etc.
“La lutte contre la torture, la dénonciation du viol”
Et ses procès vont devenir sa plateforme. Son premier coup d’éclat s’appelle Djamila Boupacha. En pleine guerre d’Algérie, la toute jeune Halimi s’est vite retrouvée à se battre pour sauver des vies d’Algériens condamnés à mort par l’armée française, allant plaider auprès des présidents eux-mêmes (René Coty, carrément à l’ouest ; de Gaulle, qui connaît chaque dossier par cœur…) pour qu’ils les gracient. Très vite, elle comprend que le viol fait partie des méthodes de torture employées par les soldats français. Boupacha a été, à répétition, battue, brûlée, violée avec le goulot d’une bouteille. A la question de Cojean, « Saviez-vous que vous en feriez l’un des dossiers les plus emblématiques de la guerre d’Algérie ? », Gisèle Halimi répond : « Non, bien sûr. Mais Djamila Boupacha représentait tout ce que je voulais défendre. Son dossier était même, dirais-je, un parfait condensé des combats qui m’importaient : la lutte contre la torture, la dénonciation du viol, le soutien à l’indépendance et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la solidarité avec les femmes engagées dans l’action publique et l’avenir de leur pays, la défense d’une certaine conception de la justice, et enfin mon féminisme. »
Défendue par Halimi, Boupacha deviendra « le symbole, aux yeux du monde entier, des ignominies commises par la France ». C’est que l’avocate est prête à remuer ciel et terre pour alerter l’opinion publique et les politiques, qu’on ne dise pas qu’on ne savait pas, que l’affaire ne soit pas étouffée. Elle écrit à de Gaulle, Malraux, Michelet, informe Mauriac, plume alors de L’Express, Hubert-Beuve Méry, patron du Monde, et… Simone de Beauvoir. L’autrice du Deuxième Sexe est une rencontre capitale pour celle qui va faire avancer la cause des femmes à pas de géant et s’engagera désormais toujours pour elle. Dans l’affaire Boupacha, ce qui met le feu aux poudres, c’est un article de Beauvoir publié dans Le Monde du 2 juin 1960 « Pour Djamila Boupacha ». Détail consternant, qui en dit long sur l’époque, Le Monde refuse d’imprimer le mot « vagin » (qui sera remplacé par « ventre », ce que Beauvoir trouve absurde). Enfin, Halimi crée un comité Pour Djamila, rejoint par Aimé Césaire, Aragon, Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle, Françoise Sagan, Jean-Paul Sartre, etc. Celui-ci deviendra l’un des proches du couple Gisèle Halimi-Claude Faux (son troisième mari) avec Simone de Beauvoir. Alors que, face à Annick Cojean, Gisèle Halimi décrit le Castor comme froide, peu émotionnelle, elle ne tarit pas d’éloges sur Sartre : « un juste », « un généreux ».
“Ecrire un nouvel épisode de la longue lutte des femmes”
L’un des modes de combat d’Halimi sera désormais de faire de ses procès des causes politiques. Avec pour obsession, toujours : la cause des femmes, contre ce monde patriarcal où le pouvoir, y compris la justice, est entre les mains des hommes. Deux femmes sont violées ? Elles l’auraient bien cherché, et ce sur quoi on enquêtait en parallèle à l’époque, c’était la probité des victimes, cherchant à prouver qu’on ne pouvait pas les croire. Un scandale. En 1978, un autre grand procès – deux jeunes campeuses sauvagement frappées et violées par trois hommes en Provence – deviendra, avec Halimi, « le procès du viol ». Un moment de violence inouïe qui dévoile une société écœurante où il ne fait pas bon dénoncer le viol, où celui-ci est toléré.
Malgré les menaces de mort, injures, bousculades, moqueries graveleuses qu’elle reçoit, l’avocate tiendra bon : « Alors oui, j’ai voulu un procès-débat. Un procès-tribune. Un ‘procès-spectacle’, ont reproché certains, parce que j’avais cité des témoins prestigieux et que télévisions et journaux s’étaient mobilisés. Et alors ? Si cela pouvait entraîner un choc des consciences comme l’avait fait le procès de Djamila Boupacha, j’étais partante. Il fallait saisir la possibilité de faire évoluer la jurisprudence et la loi de demain. Ecrire un nouvel épisode de la longue lutte des femmes.« La loi du 23 décembre 1980 « remaniera la définition du viol qui inclura désormais toutes les agressions sexuelles« .
Le prochain épisode : le droit des femmes à disposer de leur corps dans la procréation, à enfanter ou non et donc changer la loi contre l’avortement. Premier pas : le manifeste des « 343 salopes » publié dans L’Obs – une idée d’Halimi. Signé par Catherine Deneuve, Delphine Seyrig et nombre d’autres, connues ou inconnues, dont Simone de Beauvoir qui n’a pas avorté et Gisèle Halimi, qui avoue ici avoir enfreint la loi, ce qui est grave pour qui a prêté serment. Viendra aussi le procès – autre procès-tribune, procès-débat, comme elle aime les appeler – d’une jeune fille de 16 ans violée, accusée par son violeur d’avoir avorté, accusation aussi portée contre celles qui l’ont aidée, dont sa mère.
Ce procès aura un retentissement dans le monde entier et permettra de légaliser l’avortement. Delphine Seyrig s’engage. Et, entre-temps, avec Simone de Beauvoir, Halimi a créé le comité Choisir la cause des femmes. Et la politique, pourquoi ne pas y aller directement ? Elle ira, à l’invitation de Mitterrand, mais en sortira plus déçue que jamais par la misogynie ambiante et l’indifférence face au sort et aux droits des femmes. Si Giscard l’avait heureusement surprise côté féminisme, Mitterrand est trop « vieille école ».
Le livre se termine comme on revisite une vie avant de mourir, sur la famille, les complices, les êtres aimés ; ses trois fils ; le frère qu’elle s’était choisi, Guy Bedos ; les amis, Sartre, le Castor, mais aussi Sagan qui emmenait ses fils faire des pointes de vitesse dans sa voiture. Mais surtout son mari, grand féministe, compagnon de toutes les luttes, Claude Faux, à qui ce livre est dédié, et qui est décédé trois ans avant Gisèle Halimi.
Une farouche liberté (Grasset), 160 p., 14,90 €
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