[Ils ont fait 2014] En début d’année Ghislaine Tormos, l’une des figures de la grève du site d’Aulnay de PSA, publiait un témoignage poignant, « Le Salaire de la vie » (éd. Don Quichotte). Elle travaille désormais à l’usine PSA de Poissy. Avec elle nous revenons sur l’année écoulée sous l’angle des rapports entre le pouvoir et le monde ouvrier.
Comment qualifieriez-vous l’année sous l’angle du rapport entre François Hollande, le gouvernement, et le monde ouvrier ?
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Ghislaine Tormos – Catastrophique. C’est le mot qui me vient en premier à l’esprit. Il n’a toujours rien compris je crois. Ce qui m’a marqué cette année c’est la façon dénigrante dont le gouvernement agit avec les ouvriers quand des entreprises ferment. C’est devenu une norme, “parce que l’économie”, “parce que la compétitivité”, … La crise sociale dans les abattoirs de Gad illustre bien cette attitude : on trouve normal de reprendre 150 personnes sur 250 ouvriers. Les autres on s’en fout. On considère que c’est quasiment une victoire parce que ça a été racheté et que c’est resté en France. C’est cette résignation qui me dérange, le fait que les gens ne se plaignent pas parce qu’ils ont quand même gardé l’entreprise et quelques-uns des ouvriers. Pour les autres, on nous dit que le gouvernement va assurer, mais nous sommes bien placés pour savoir qu’en réalité il ne se passe rien du tout, que derrière c’est le chômage, la précarité, et que pour retrouver un emploi c’est la galère. C’est cela qui me choque. La façon d’agir du gouvernement est dans le déni.
On a l’impression que le fait que les entreprises ferment va arranger les choses, que c’est simplement un mauvais moment à passer. Moi le message que j’entends c’est : “Pendant une décennie vous allez tous en chier, mais ne vous inquiétez pas, ça va repartir”. Mais on ne se pose pas la question de ce que vont devenir les gens pendant cette fameuse décennie, aussi bien les ouvriers, leurs familles, les enfants, tout ce qui en découle… C’est devenu banal, cela me révolte beaucoup.
Qu’avez-vous pensé des propos d’Emmanuel Macron en septembre dernier sur les ouvrières de Gad, qu’il avait qualifiées d’illettrées ?
Il n’a qu’à lire mon livre, il verra que nous ne sommes pas si illettrées que ça. C’est tout. C’est honteux et en même temps cela ne m’étonne pas, parce que je crois que ce sont des gens qui sont sur une autre planète. Il y a vraiment un énorme fossé entre ce qu’on appelle “la base”, et ces messieurs qui sont là-haut. Ils parlent du “peuple” avec condescendance. Pour qui se prennent-ils ? Je ne leur en veux même pas car je pense qu’ils ne sont même pas conscients de ce qu’ils font et de ce qu’ils disent.
Cette année nous avons commémoré le centenaire de la mort de Jean Jaurès. Lors de sa visite à Carmaux, François Hollande a été hué, et interpellé par une dame qui lui disait qu’il ne parlait pas comme Jaurès. Vous êtes du même avis au fond ?
C’est un décalage total. Quand ils s’approprient ou citent Jaurès, un révolutionnaire ou n’importe quelle personne qui a changé le monde ouvrier pour moi c’est de la pub, de la promo. J’ai l’impression qu’ils ont un manque certain de culture à tous les niveaux. Je ne sais pas s’ ils ouvrent un livre. Maintenant ce sont leurs attachés de presse qui leur dictent ce qu’ils doivent dire. Ils ne s’intéressent même pas à ce qu’ils vont sortir comme parole. j’ai l’impression qu’ils sont relativement plus illettrés que nous en fait.
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Comment avez-vous vécu la manifestation patronale début décembre ? Il n’est pas courant de voir des patrons défiler dans la rue…
Cela dépend de quels patrons nous parlons. Si l’on parle des petits patrons, il est clair qu’ils en chient. Par contre les gros, non, je n’accepte pas qu’ils demandent au gouvernement des aides pour qu’ils payent moins d’impôts, moins de taxes, qu’ils puissent faire ce qu’ils veulent avec les ouvriers… Concernant les petits patrons qui créent de l’emploi même à un petit niveau, il est vrai qu’ils galèrent. S’ils sont descendus dans la rue c’est qu’ils avaient des raisons de le faire. Mes parents étaient artisans, ils avaient deux employés, et je les ai vu galérer pendant des années, j’ai vu que ce n’était pas évident de se retrouver à payer des charges, des traites, de pouvoir payer un employé quand on n’a pas une aide des pouvoirs publics. Mais les grands patrons c’est une aberration. On se demande si on est dans un gouvernement de gauche.
En comparaison les syndicats sont restés assez silencieux depuis 2012…
C’est le moins que l’on puisse dire. Je travaille dans une grande entreprise, et je vois bien que les gens ne croient plus aux syndicats, il n’y a plus cette fibre syndicaliste. Quand on essaye de mobiliser les gens qui sont autour de nous lors d’une manifestation, ils nous disent : “Non, il n’y a pas besoin puisque vous y allez”. Ils se contentent de quelques représentants syndicaux, et ils ont bien conscience que dans les syndicats il y a la base, et il y a ce qui se passe au-dessus. On l’a vu à la CGT. Moi je me suis syndiquée à la CGT depuis que je travaille à Poissy, mais ce n’était pas par choix, c’est pour continuer à lutter, pour avoir une représentativité, mais je m’y sens très mal parce que cela ne me représente pas du tout.
L’affaire Thierry Lepaon a fait beaucoup de mal à la CGT ?
Oui je pense. Et je crois que cela a été voulu au sein de la CGT : il fallait dévoiler un pot aux roses pour éventuellement faire de la place à d’autres. Thierry Lepaon n’a jamais été un grand syndicaliste pour moi mais c’est vrai que cela a fait beaucoup de mal, on n’avait pas besoin de cette affaire. Ce qui me dérange à l’heure actuelle c’est le manque de dynamisme des petits syndicats représentatifs de la CGT : pourquoi ne pas avoir fait circuler une pétition auprès des adhérents pour leur demander ce qu’ils voulaient ? Moi j’aurais demandé à ce qu’il démissionne.
On a le même problème au niveau du gouvernement : certains de ses membres sont mêlés à des scandales énormes mais personne ne se barre. Cela alimente un peu les journaux, mais rapidement ces affaires passent à la trappe et les gens restent en place. C’est ce que je reproche aux syndicats à l’heure actuelle. Il n’y a pas eu plus de mobilisation que cela. On a viré le trésorier, on s’est dit que la pilule allait passer, et voilà.
Ce lundi 22 décembre la CGT a appelé les salariés de quatre sites d’Amazon à se mettre en grève. La grève reste-t-elle le seul moyen de lutter pour se faire entendre ?
Oui, c’est le seul moyen de gagner des luttes, parce que malheureusement tous les avertissements que nous lançons avant d’en arriver là sont inefficaces, et je suis bien placée pour le savoir. Les syndicats qui en arrivent à la grève ont tout essayé en amont, cela représente des mois de préparation. La grève est le résultats de la surdité des autorités à leurs demandes. Malheureusement le grand public en subit souvent les conséquences. On a du mal à faire en sorte qu’une grève atteigne la personne que l’on veut – le patron ou le gouvernement -, mais pour se faire entendre c’est le seul moyen dont nous disposons.
Y-a-t-il eu des victoires, des luttes de gagnées en 2014 ?
Oui bien sûr. Les ouvriers de Fralib ont réussi à récupérer leur usine, je les ai rencontrés. A leur niveau ils pouvaient former une coopérative, pas comme à PSA. Mais quand des petites structures se mobilisent, c’est possible. Chapeau ! Cela prouve qu’il n’y a pas forcément besoin d’un patron pour faire tourner une boîte : quand on a l’intelligence et les bras qu’il faut, cela peut fonctionner. Cela montre à tout le monde un point positif. Les filles de Lejaby se sont également battues pour trouver un repreneur [en 2012, ndlr], mais j’ai vu qu’au final elles étaient obligées de licencier, parce qu’il n’y a pas la volonté derrière de les aider financièrement, de les booster. Ce sont de belles victoires mais il n’y en a pas assez. C’est comme les femmes de ménage dans les grand hôtels : chapeau les filles.
Qu’ont-elles obtenu ?
Tout ce qu’elles voulaient. Elles sont en CDI, ont des jours de congés, ne sont plus payées à la tâche, ont une reconnaissance en tant qu’employées de ces grands hôtels qui se mettent des millions dans les poches, et qui les payent avec des cailloux. C’est rare et on n’en parle pas assez. Le problème c’est que la volonté des médias c’est surtout de ne pas dire que les ouvriers gagnent sinon on est mal barré. (rires)
(Clip tourné clandestinement dans l’usine PSA d’Aulnay)
Le journal Fakir a récemment publié une enquête sur le temps de parole des classes populaires sur France Inter. D’après cette étude sauvage, le temps de parole qui leur est accordé sur une journée n’est que de 1,7%. Qu’en pensez-vous ?
On les entend de moins en moins. Je crois que ça dérange. C’est mal venu en ce moment avec le gouvernement, car je pense que les gens qui seraient interviewés se lâcheraient. En ce moment il ne faut surtout pas déranger ce pauvre gouvernement de gauche qui a des misères, qui voudrait bien aider le peuple mais qui n’y arrive pas.
Étiez-vous une auditrice de l’émission de Daniel Mermet, “Là-bas si j’y suis”, qui a été supprimée en juin 2014 ?
Non. J’ai fait connaissance avec ces gens grâce à mon livre, car avant j’étais assez éloignée de tout cela. Je continue maintenant à être invitée dans des librairies qui organisent des débats. Mais ce sont beaucoup de gens militants, qui ont cette fibre de vouloir changer les choses, de vouloir entendre aussi. Ce sont des réunions sympa. J’aime rencontrer les sociologues, ces gens qui nous étudient au microscope. Mais je crois qu’on s’éloigne de plus en plus, il y a beaucoup de théorie et très peu de pratique dans tous ces meetings. C’est chouette mais “ça pisse pas loin” comme on dit. On ressort de ces meetings boosté, mais quand il y a des manifestations dans la rue, on s’aperçoit qu’il n’y a personne.
Comment expliquez vous cette faible capacité de mobilisation de la gauche radicale en France ?
Déjà, je suis pour la convergence des luttes – je ne suis donc pas forcément bien vue dans certains milieux – et je pense que c’est là que réside le problème : tout le monde passe son temps à se tirer dessus à boulets rouges, et personne n’arrive à se réunir. Tant qu’on jouera à cela on n’arrivera à rien, au contraire on se fait railler, ça fait marrer tout le monde ! Je suis allée à la dernière manif’ avec Mélenchon avec un copain qui n’était jamais allé en manif’, et il s’est marré ! Il m’a dit : “Déjà, il n’y a que des vieux”, et il y avait très peu de monde alors qu’il s’agissait simplement de dire au gouvernement qu’on ne voulait plus de sa politique. A mon avis tout le monde pense cela, mais sous prétexte que c’est un appel de Mélenchon, on n’y va pas. Moi je dis autour de moi que je m’en fous de Mélenchon, je veux montrer au gouvernement que je ne veux plus de sa politique, je me bats pour des idées. Si on ne lui montre pas dans la rue, je ne sais pas comment on peut faire.
Que pensez-vous du projet de loi Macron et de ses dispositions sur le travail le dimanche et de nuit ?
Ce que je sais, c’est que j’ai des gosses qui ont eu besoin de travailler pendant leurs études, et moi aussi dans des périodes assez difficiles, et ce sont les seuls moments où c’était possible, où j’avais du boulot. Je suis donc partagée. Je pars du principe que cela ne sert à rien d’être en famille le dimanche si on n’a rien à bouffer, car le dimanche sera triste. par contre il faut que des lois encadrent le travail le dimanche, qu’il y ait des garde-fous. Si le travail le dimanche est un choix personnel, volontaire, qu’il est payé le double, et que le patron ne peut pas enfreindre ces règles, alors il n’y a rien à dire. Il y a des gens qui ont peut être envie de travailler le dimanche. Pour beaucoup d’étudiants ces boulots sont une bouée de secours. C’est la seule solution pour qu’ils puissent payer leur logement et poursuivre leurs études.
Avez vous lu des livres qui vous ont marquée cette année en rapport avec le monde ouvrier ?
J’ai lu L’Etabli, de Robert Linhart. J’ai retrouvé un peu ce que j’ai vécu, j’ai trouvé ça chouette, bien écrit. J’ai aussi lu Des Impatientes, de Sylvain Pattieu, qui est quelqu’un d’engagé. En ce moment je me suis rabattue sur Mille femmes blanches de Jim Fergus, ce qui n’a rien à voir. Mais ce sont toujours des livres qui parlent de luttes, d’expériences, de vécu, j’aime bien tout ce qui est assez autobiographique.
Pour vous c’est important que la culture ouvrière soit représentée dans les œuvres de fiction ?
Oui parce que je me suis aperçue en lisant L’Etabli ou Henri Rollin – le premier cégétiste à Poissy dans les années 1950 – que très peu de choses ont changé par rapport à ce que je raconte dans Le Salaire de la vie. C’est assez aberrant car ces trois livres sur cinquante ans parlent de la même usine, des mêmes impressions de vie, de la même indifférence du patron. On s’aperçoit qu’on n’a pas inventé aujourd’hui les mots “productivité” et “compétitivité”, et que les conditions de travail des ouvriers n’ont pas évolué. Au contraire on régresse même, car aujourd’hui si un ouvrier peut être traité comme un robot, c’est tant mieux. C’est ça qui est intéressant dans ces livres. Notre message n’a toujours pas été entendu.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Le Salaire de la vie, de Ghislaine Tormos (avec Francine Raymond), éd. Don Quichotte, 199 p., 15
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