Coauteur de Le Combat Adama avec Assa Traoré, le sociologue explique en quoi les violences policières “révèlent la véritable nature de nos institutions”.
“Je me suis tout de suite senti interpellé par la mort d’Adama et le combat mené par Assa. Il y a des moments où, comme le dit Jacques Derrida, des situations particulières en viennent à incarner le tout du monde, où chacun sent que c’est le destin de l’humanité qui est en jeu. Pour moi, la mort d’Adama Traoré, c’est ça.
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La question de l’ordre policier, des comportements de la police et des gendarmes, du suivisme des politiques par rapport aux forces de l’ordre, c’est la question de la vie et de la mort, du droit de circuler dans l’espace public, de l’illégitimité à vivre là où on vit, du racisme, de l’emprise de l’Etat sur les existences, de la démocratie.
Immédiatement après sa mort, on voit une logique de guerre politique se mettre en place : les autorités qui soutiennent les gendarmes, les expéditions punitives dans les quartiers, le procureur qui ment sur les causes de la mort… Je me souviens avoir entendu Assa dire : “Quand on voit ce que nous subissons, on comprend que nous sommes en antidémocratie.” Les histoires de violences policières sont un test pour les sociétés politiques, elles révèlent la véritable nature de nos institutions.
“Pour moi, vivre comme auteur et être impliqué dans ce combat sont une seule et même chose.”
Il y a une belle formule de Faulkner qui disait : “Si vous voulez comprendre le monde vous devez comprendre le Mississippi.” Je pense que si vous voulez comprendre la société, vous devez comprendre l’affaire Traoré. En tant que théoricien politique et sociologue, il m’a semblé évident de devoir prendre position, d’en parler à chaque émission à laquelle j’étais invité, d’écrire des textes de soutien.
Ensuite, mon implication grandissante vient du fait qu’Assa et les membres du Comité Adama m’ont contacté, accueilli, que nous nous sommes aimés et qu’ils font partie désormais de ma vie. Au point que maintenant, pour moi, vivre comme auteur et être impliqué dans ce combat sont une seule et même chose.
Comment avez-vous eu l’idée de ce livre avec Assa ? En tant qu’intellectuel, que vouliez-vous y apporter ?
Ce livre est à l’image d’une notion qu’Assa utilise pour penser le mouvement social : c’est une alliance à égalité. Nous sommes deux personnalités différentes, avec des pensées et des trajectoires différentes et nous voulions garder ces deux voix qui se complètent dans leur singularité. Nous avons travaillé pour conserver cet aspect – d’où le fait que chacun de nous signe ses passages. A partir de là il s’agit d’aller le plus loin possible dans l’exploration des enjeux que porte le combat Adama, de la notion de violences policières à l’Etat de droit, de la place des mères dans les quartiers aux formes du mouvement social…
Pour vous, la tragédie d’Adama n’est pas un dérapage des gendarmes, c’est la conséquence de tout un “système”…
Il existe un ordre policier qui produit à intervalles réguliers la mort, la mutilation, l’humiliation des jeunes garçons noirs et arabes. La mort d’Adama s’inscrit dans ce système. Il y a ici l’imbrication d’une logique politique (qui renvoie aux relations entre la police et les individus présents sur le territoire), d’une logique raciale (qui renvoie notamment à la perception du corps non-blanc) et d’une logique d’Etat (le soutien apporté à la police par les juges et les gouvernants). Ce système a tué d’autres jeunes hommes avant Adama et il en a tué d’autres depuis. Et donc ce qui est arrivé à Adama n’est pas un “dysfonctionnement” mais la conséquence de logiques politiques et sociales. Peut-être est-ce même la fonction des institutions de produire ainsi ces formes régulières d’élimination.
Quelle est, d’après vous, la place, aujourd’hui, de l’homme noir dans la société française ? Comment est-il perçu, traité ? Vous parlez d’un “étouffement”…
Je pense que les garçons noirs et arabes sont la cible de mécanismes de persécution qui visent à produire leur élimination sociale, voire physique, et leur évacuation de l’espace public. Il n’y a qu’à comparer leur proportion dans le système carcéral à celle dans le système culturel ou politique.
Dans ce cadre, l’école, la police, le système carcéral remplissent souvent des fonctions complémentaires. Ils sont ciblés, éliminés. Leur présence est perçue et construite comme illégitime, et leurs corps comme corps en trop, corps en surplus. C’est comme si leur existence même était perçue comme un délit qu’il fallait punir – ce que fait la police lorsqu’elle leur applique des contrôles si systématiquement et, parfois, les mutile ou les tue.
Il y a aujourd’hui beaucoup de travaux qui se demandent si la figure du jeune Noir ou du jeune Arabe n’est pas celle qui subit le plus de violences dans le monde occidental… Que veut dire avoir peur de mourir dès que l’on sort de chez soi parce qu’à tout moment un policier tout-puissant peut surgir ?
Ce sont souvent les femmes, comme Assa, qui initient et prennent en charge le combat à mener…
On se trouve en France comme aux Etats-Unis dans une situation où ce sont souvent les garçons les principales victimes de la violence policière et où ce sont les femmes – leurs sœurs ou leurs mères – qui se mobilisent pour eux. Comme une situation de domination masculine inversée.
Cela ne doit évidemment pas conduire à ne pas penser les oppressions spécifiques que subissent les femmes. Mais cela montre que nous avons ici un foyer qui nous oblige à penser autrement beaucoup de choses et qui questionne aussi le féminisme traditionnel.
Enfin, que faudrait-il pour que justice soit faite au sujet de la mort d’Adama Traoré ?
Rendre justice à Adama Traoré c’est d’abord renverser le système qui est responsable de sa mort. Mais il est vrai que cette question est difficile. Car ce que recouvre le combat Adama ne cesse de grandir. Pour moi, c’est le nom d’un foyer d’une nouvelle analyse de la société et d’une nouvelle politique. Le combat Adama doit être pour le XXIe siècle ce que le marxisme a été au XIXe.”
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