A la fois polar jazzy, love story contrariée et traité poétique sur l’histoire du cosmos, le premier jeu au style sidérant du studio américain Feral Cat Den est une révélation. Et aussi : le retour d’une saga majeure des 90s avec “Oddworld : Soulstorm” et le western faussement primitif “Luckslinger”.
“Notre imagination matérialise l’inconnu grâce à des mythes.” Cette phrase, assénée sur le tard, pourrait bien être la clé de Genesis Noir, l’ahurissant trip vidéoludique du studio américain Feral Cat Den. Un jeu qui, jusque-là, nous aura bien secoué.e.s et déboussolé.e.s. Impressionné.e.s, surpris.e.s et ému.e.s, aussi. Un jeu semblable à aucun autre et qui, à sa manière singulière, dialogue pourtant avec pas mal de ceux qui l’ont précédé. Avec des films, aussi, en commençant en polar noir et blanc comme Le Faucon maltais ou Le Grand sommeil avant de virer 2001, l’Odyssée de l’espace sur fond de mélo d’amour contrarié, et de s’achever en musical voluptueusement coloré – pensez au long ballet d’Un Américain à Paris, mais revu en explosion psychédélique seventies. Entre-temps, on aura lu les témoignages des passagers de vaisseaux spatiaux d’évacuation vantant le quartier japonais de Dobuita, évoquant Jim Carrey dans The Mask ou proclamant la nécessité de “manger les riches” (autant de contributions que l’on doit en réalité aux personnes ayant participé au financement du jeu sur Kickstarter). N’oublions pas non plus les références revendiquées par les créateurs du jeu, Cosmicomics d’Italo Calvino, les jeux d’Aminata Design, Sun Ra, William Blake ou Alphaville de Jean-Luc Godard. Il y aurait de quoi s’y perdre ? Pas forcément, en fait.
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Big bang
Jouer à Genesis Noir, c’est accepter deux choses. D’abord, de se laisser porter – par son ambiance, par sa musique jazz, par ses associations d’idées. Et ensuite, d’expérimenter. Car dans ce jeu dont les principaux ancêtres sur le plan du gameplay sont sans doute les jeux d’aventure point and click (dans lesquels l’un des objectifs était d’identifier les points d’interaction sur l’écran et de découvrir quelle action y mener) et la collection de mini-jeux volontiers absurdes Wario Ware. Que l’on se trouve sous un ciel étoilé, sur un quai de gare où s’exerce un contrebassiste, devant des machines complexes ou au cœur d’un paysage japonais enneigé, l’enjeu sera toujours à peu près de trouver la réponse à cette question simple : comment ça marche ? Alors on essaie des trucs, on tâtonne – c’est déjà un plaisir en soi –, puis on comprend. Et on se retrouve à faire apparaître des buildings dans la nuit, à provoquer la rotation du ciel pour faire avancer le temps, à improviser de la musique, à tondre des moutons.
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Notre anti-héros à chapeau en provenance directe de chez Raymond Chandler ou Dashiell Hammett se retrouve soudain démultiplié à l’écran. Il flotte dans le ciel, frappe à une porte. Et voilà la femme. Qui est-elle ? Qu’y a-t-il (ou n’y a-t-il plus) entre elle et lui ? Pendant ce temps, dans des inserts sur l’écran comme au cours des séquences interactives, le jeu nous parle du big bang, de l’histoire de l’univers, de notre planète, des civilisations. “Autrefois, la Terre était déserte. Froide. Sans vue. Puis une collision. Un astre de la taille de Mars percute la Terre, dispersant de nombreux débris dans son orbite tandis que les deux corps se fondent l’un dans l’autre. Cette union change la Terre à tout jamais.” Mais, bien des siècles plus tard, voilà qu’une catastrophe se profile. “Alors que les aiguilles s’approchent de l’ultimatum, certaines personnes sur Terre commencent à regarder vers les cieux.” Entre l’histoire d’amour empêchée et celle du cosmos, où est la métaphore ? Où est l’intrigue ? La grande élégance de Genesis Noir consiste à ne pas trancher, à suivre les deux lignes de front. A les entremêler, même, de sorte qu’elles en deviennent inséparables. C’est le même drame, le même élan. La même terreur, le même éblouissement.
L’expérience intérieure et le monde
Jeu follement ambitieux, Genesis Noir n’a pourtant rien d’écrasant car tout, dans cette aventure, est affaire de détails, de petites choses, de modestes correspondances. On survole, on pousse, on tire, on fait tourner, comme dans une projection gestuelle des motifs sur lesquelles travaille le récit – ceux du trou noir (qui avale), de l’astéroïde (qui percute), de l’astre (dont rien ne saurait interrompre la révolution). C’est un apprentissage, aussi : celui du rapport entre les actions et leurs conséquences, entre soi et autrui, entre l’expérience intérieure et le destin du monde. C’est un peu une blague, ponctuellement, car le jeu ne s’interdit jamais la légèreté, ce qui, au fond, le rapproche un peu du chef-d’œuvre Kentucky Route Zero, alors que sa fin extatique, qu’il vaut mieux ne pas trop dévoiler, évoquerait plutôt un autre grand jeu indépendant de ces dernières années : Sayonara Wild Hearts.
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Si son propos peut paraître complexe et son esthétique intimidante, Genesis Noir est donc tout sauf un jeu hermétique et inaccueillant. C’est plutôt une célébration de ce que, par sa nature même, peut accomplir le jeu vidéo, c’est-à-dire nous faire toucher du doigt à la fois l’immensément grand et le tout petit, le trivial et le sophistiqué, le très personnel et l’universel. Pas à pas, en scrutant l’image, en cliquant, en essayant. En échouant, également, avant d’entrer dans une relation parfaite avec le programme et, à travers lui, ses auteurs, dans le bon esprit, le meilleur tempo. Soudain, le jeu nous fait gratter une allumette. Beaucoup plus tôt, on avait effeuillé une fleur scintillante, déréglé des pendules, allumé le ciel et tout ça était très beau. Genesis Noir ne dure que quelques heures, mais on n’a pas fini d’entendre son écho.
Genesis Noir (Feral Cat Den / Fellow Traveller), sur Xbox One, Xbox Series X/S, Switch, Mac et Windows, environ 15€.
Et aussi :
Oddworld : Soulstorm
Drôle de destin que celui d’Oddworld Inhabitants, studio essentiel des années 1990-2000 qui ne produit plus que des remakes de ses succès passés, un peu comme si Naughty Dog s’était attelé aux remasterisations de Crash Bandicoot au lieu de sortir The Last of Us. Dans le cas de Soulstorm, le projet est cependant plutôt ambitieux car c’est d’une véritable relecture de L’Exode d’Abe (1998) et non d’une simple mise à jour technique qu’il s’agit, avec de nombreux ajouts et des passages repensés. Pour un résultat à la fois stimulant (grâce à la richesse de l’univers, à son propos politique, à son appel à notre sens tactique) et un poil déconcertant. Car le jeu, sur le plan du gameplay comme de sa direction artistique, donne curieusement l’impression de manquer de finesse, comme si, à trop vouloir gonfler, il s’était un peu empâté. Soulstorm n’en reste pas moins la meilleure adresse pour se (re)plonger dans un chapitre important de l’histoire du jeu vidéo.
Sur PS4, PS5 et Windows, Oddworld Inhabitants, environ 50€.
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Luckslinger
Oubliez le grand luxe de Red Dead Redemption. En convoquant tout le folklore du western avec ses cow-boys à la gâchette facile, ses diligences ou ses saloons, Luckslinger renouerait plutôt avec le jeu vidéo des origines : avec le pionnier Gun Fight (1975) aux duels en plein désert ou l’indémodable Gun Smoke (1985). Mais, dans ce jeu d’action en scrolling latéral, il y a un twist : le hip hop, dont l’esprit et le son colorent curieusement notre voyage au Far West. Et même un deuxième : la chance, qui tient une place essentielle dans l’aventure, par exemple en faisant surgir miraculeusement une plateforme qui nous sauve d’une chute dans le vide si l’on en a accumulé suffisamment – car la chance, ici, se gagne et se collectionne. Parfois, c’est une épreuve de hasard qui s’invite dans le jeu : résisterez-vous à la tentation de faire une pause en plein niveau pour une partie de roulette russe ? C’est évidemment tentant… Tout cela, en plus du pouvoir évocateur de son style graphique délibérément primitif contribue à faire de l’exigeant Luckslinger, fraîchement adapté sur consoles, une vraie bonne surprise.
Sur Switch, PS4, PS5, Xbox One, Xbox Series X/S, Duckbridge / 2Awesome Studio, environ 10€. Également disponible sur Mac, Linux et Windows.
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