Inventé pour traiter l’hypersomnie, financé par l’armée et testé sur les soldats pendant la guerre du Golfe, le Modafinil se trouve facilement sur le web. Toujours plus populaire, cette pilule aura-t-elle raison de nos nuits?
« Molle”, “fainéante”, “mythomane”. A l’adolescence, Léa, aujourd’hui âgée de 28 ans, a essuyé quotidiennement ces a priori. Professeurs et camarades la prennent pour une “excentrique”. A l’époque, même ses parents s’interrogent. Ils ne comprennent pas pourquoi leur fille s’endort sur sa table en salle de classe, s’écroule plusieurs fois par jour, dans la cour de récréation et les couloirs de l’établissement.
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Jusqu’à ses 21 ans, lorsque le diagnostic survient comme une délivrance. Léa souffre de narcolepsie et de cataplexie, des troubles du sommeil qui l’amènent à s’assoupir à tout moment et qui peuvent s’accompagner de brusques pertes de tonus musculaire. “Je suis comme une pile qui ne peut pas se recharger d’elle-même”, précise la jeune femme en guise de comparaison.
Pour alimenter ses batteries, cette journaliste pigiste avale chaque matin trois comprimés de 100 mg de Modiodal. Depuis sa commercialisation en 1994, le médicament constitue le principal remède à la narcolepsie. Egalement appelé Modafinil, du nom de sa molécule, le produit permet de rester éveillé entre vingt-quatre et soixante heures d’affilée sans baisse de vigilance et sans pour autant empêcher le sommeil de venir lorsque c’est nécessaire. Bien toléré, il n’entraînerait pas de dépendance ni d’effets secondaires majeurs.
Les dopés du quotidien
Seuls les centres du sommeil et les services hospitaliers de neurologie sont habilités à fournir aux patients une ordonnance spéciale, afin de s’en procurer en pharmacie pour 57 euros la boîte de 30 cachets. Un statut de “médicament d’exception” dicté par la crainte du “mésusage”. Autrement dit, des détournements.
Avec ses airs de pilule miracle, le Modafinil fait fantasmer les hyperactifs et les noctambules, tous ceux que la fatigue indispose ou qui considèrent le sommeil comme une perte de temps. Psychiatre au centre médical Marmottan, à Paris, le docteur Michel Hautefeuille constate lors de ses consultations un “développement” du recours à cette substance depuis le début des années 2000 chez ses patients.
Ces “dopés du quotidien” – comme le spécialiste les surnomme – “prennent des produits en relation avec leur activité professionnelle pour tenir le coup, augmenter leurs performances”, explique l’auteur de Dopage et vie quotidienne (Payot, 2009 – ndlr). Et le Modafinil en fait partie.”
Le psychiatre raconte ces cadres surmenés qui ont un dossier à rendre au lendemain d’un week-end qui ne semble pas contenir assez d’heures pour y parvenir. Ou ces routiers, contraints de parcourir mille kilomètres d’une seule traite en craignant l’endormissement.
Des sites de vente spécialisés
Sur le web, les témoignages de ceux qui gobent ces gélules antisommeil foisonnent. Via des comptes Twitter, des pages Facebook dédiées et des forums plus ou moins sérieux, salariés pressés, étudiants stressés ou simples curieux livrent leurs impressions. Une chaîne YouTube y est même consacrée.
Sur Reddit (site communautaire de partage de liens), “Nosilla Villa”, habitué des gardes de nuit à l’hôpital, confesse être resté alerte “pendant toute la durée de son service” après avoir ingéré 100 mg de Modafinil. “J’avais même la sensation que je pouvais établir des stratégies de travail plutôt que de courir après les tâches successives comme je le fais quand je suis crevé”, poursuit-il. Dépourvus d’ordonnance, les consommateurs achètent leurs tablettes sur internet, via des sites spécialisés qui prolifèrent.
On en trouve à tous les prix, sans garantie de ce que les comprimés contiennent. “Tous les deux, trois mois, on achète une centaine de pilules avec quatre copains, ça coûte moins cher à plusieurs et comme ça on peut assurer les révisions”, explique Lloyd, un lycéen de 18 ans qui prépare l’équivalent du bac dans le nord de l’Angleterre. “Je ne suis pas prêt d’arrêter car je souhaite aller à l’université.”
« Plus impatient, moins perfectionniste »
De l’autre côté des ordinateurs, des “dealers” profitent de cet engouement. Propriétaire du site Modafinilorder.cc, Michael en expédie à travers le monde depuis la Russie. “Je passe commande à un laboratoire en Inde, puis j’envoie le produit aux clients par la poste, camouflé dans des produits de beauté, expose le Moscovite, qui admet n’avoir jamais testé le Modafinil. Le paiement se fait par virement ou bitcoins via des comptes offshore, c’est très discret. Le business marche très bien, je vends près de trois mille pilules dans les bons mois.”
Enthousiastes, les familiers du produit vantent ses capacités d’accroître la productivité. Certains parlent même de “smart drug”, au même titre que l’Adderall ou la Ritaline, ces substances et drogues dites “intelligentes” qui décupleraient les facultés du cerveau.
De quoi se prendre pour Bradley Cooper dans Limitless ? Dans ce film sorti en 2011 avant d’être adapté en série, l’acteur incarne un écrivain angoissé par la page blanche et dont la vie bascule grâce à la NZT, un produit pharmaceutique révolutionnaire qui lui permet d’exploiter son potentiel au maximum. L’auteur raté se transforme alors en génie polyglotte de la finance.
Si c’est bien ce film qui a inspiré la première commande de Lloyd, l’hypothèse déconcerte Léa, la jeune femme narcoleptique. “Tu es juste dans une sorte d’état frénétique, tu n’es pas plus performant”, commente-t-elle. Elle avoue détester ce médicament qui exacerbe toutes ses humeurs, la rend parfois agressive. “J’ai même l’impression de bâcler les choses. Cela rend plus impatient, moins perfectionniste.”
Comment Martin Hirsch a testé le Modafinil
Pour Isabelle Arnulf, neurologue et directrice de l’unité des pathologies du sommeil de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, il est “idiot” de croire aux vertus procognitives du Modafinil. “Il ne s’agit pas du tout d’un stimulant mental fabuleux, tempère la spécialiste, également auteur d’Une fenêtre sur les rêves (Odile Jacob, 2014 – ndlr). Cela augmente les capacités d’éveil et peut-être un peu l’assurance, mais pas du tout la performance.” Et la neurologue de préciser que ce que l’on obtient avec des siestes courtes, qui vont de vingt minutes à une heure, est mille fois supérieur à l’effet d’un comprimé de Modiodal.
Cela dit, même le grand patron d’Isabelle Arnulf s’est déjà adonné au “mésusage” de la substance. Dans un chapitre de son livre La Lettre perdue (Stock, 2012), Martin Hirsch, actuel directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), raconte comment il a testé le Modafinil peu avant sa commercialisation.
En 1994, alors secrétaire général adjoint au Conseil d’Etat, le jeune diplômé de l’ENA est contacté par les collaborateurs de la ministre de la Santé, Simone Veil. On voit en lui le candidat idéal pour la rédaction d’un livre blanc sur l’assurance-maladie. Débordé, il refuse. Eux insistent. Convoqué au ministère, Martin Hirsch fournit la même réponse : ce sera non, son travail au Conseil d’Etat lui prend tout son temps. Dans une dernière tentative, Simone Veil lui demande quelles seraient ses conditions pour accepter le job. La réponse du fonctionnaire laisse la ministre circonspecte : “Deux boîtes de Modafinil”.
Après s’être fait expliquer de quoi il s’agissait, Simone Veil accepte. Quelques jours plus tard, Martin Hirsch reçoit à son bureau la visite de deux gendarmes, qui lui tendent un pli estampillé “secret défense”. A l’intérieur, les fameuses pilules antisommeil.
Passionné de neurobiologie, l’énarque salive. Pendant trois semaines, à l’aide d’un comprimé de Modafinil chaque soir, il rédige le rapport la nuit et enchaîne à l’aube avec sa journée de travail habituelle. Après quoi il somnole pendant deux jours, puis reprend une vie normale. Martin Hirsch achève le chapitre de son livre en évoquant ces soldats de la guerre du Golfe qui se plaignent de maladies liées à l’ingurgitation de ces pilules.
« Nos soldats ont été les cobayes »
C’est bien aux confins de l’Irak et du Koweït que tout a commencé. En 1991, lorsque le conflit éclate, plus de quatorze mille boîtes de ce que les militaires appelaient alors le “Virgyl” sont acheminées sur le théâtre des opérations par l’armée française, dans le plus grand secret.
Les gradés les distribuent à leurs soldats, sans les prévenir de la nature de ce qu’ils avalent, ni les avertir que ces pilules n’ont pas encore l’autorisation d’être commercialisées. Objectif : expérimenter à grandeur nature ce médicament que l’armée a contribué à financer.
Selon un article du Canard Enchaîné daté du 8 novembre 1995, le professeur Michel Jouvet et les laboratoires Lafon, leur concepteur, ont bénéficié de “généreuses subventions” de la grande muette. D’après le journal, l’armée avait en tête de créer des supersoldats opérationnels et toujours éveillés.
Autrement dit, avant même sa mise sur le marché, le Modafinil était déjà utilisé à d’autres fins que celle de lutter contre l’hypersomnie. Et quoi de mieux qu’une bonne guerre, là où la vigilance est de mise en permanence, pour vérifier les pouvoirs de ces comprimés innovants.
Aujourd’hui, le “Virgyl” figure toujours au dossier dit du “syndrome de la guerre du Golfe”, instruit depuis juin 2002 au pôle santé publique du tribunal de grande instance de Paris. Coauteur d’un rapport de l’Assemblée nationale sur les risques sanitaires auxquels ont pu être exposés les militaires pendant ces combats, la députée européenne Michèle Rivasi (Europe Ecologie-Les Verts) l’affirme sans détour : “Nos soldats ont été les cobayes de ce médicament.”
« Le sommeil est le dernier rempart à la réalisation du capitalisme »
Permettre à l’être humain de ne plus dormir ne fait pas fantasmer que les chefs des armées. Dans son livre 24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil (Zones, 2014), Jonathan Crary démontre que le sommeil constitue “le dernier rempart à la pleine réalisation du capitalisme”. Pour l’essayiste, un dormeur n’est ni un consommateur, ni un producteur de richesses.
Dans un univers néolibéral où “dormir est fondamentalement un truc de loser”, une pilule comme le Modafinil fait figure de “Saint Graal”. Crary va jusqu’à imaginer un monde où “les produits antisommeil, promus agressivement par les firmes pharmaceutiques, commenceraient à être présentés comme une simple option de mode de vie, avant de devenir, in fine pour beaucoup, une nécessité”.
Le psychiatre Michel Hautefeuille avance une théorie plus nuancée. La mode du Modafinil et des smart drugs serait le symptôme d’une nouvelle ère, celle de l’“homo synteticus”, qui fera de nous des êtres de plus en plus “programmés pharmacologiquement”.
“La société fonctionne de plus en plus sur l’idée qu’à chaque problème du quotidien, chaque action humaine, il y a une réponse en pharmacie”, analyse-t-il. Lui prédit que, d’ici quelques années, il paraîtra irresponsable, voire impensable, de prendre la route sans s’être prémuni contre la somnolence grâce à des pilules comme le Modafinil.
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