Deux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme remettent en cause la garde à vue telle qu’elle est pratiquée en France.
Les bâtonniers ne sont pas connus pour leur esprit révolutionnaire. La sortie de Christian Charrière-Bournazel n’en prend que plus de poids. « Toutes les gardes à vue qui ont lieu aujourd’hui en France sont illégales », a déclaré le bâtonnier de Paris ce matin au micro de France Info. « Ce sont des gardes à vue contraires aux principes de procès justes et équitables ainsi qu’à la jurisprudence de Strasbourg », poursuit-il. « Elles sont illégitimes et donc nulles ».
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Christian Charrière-Bournazel se base sur deux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), basée à Strasbourg. Le premier, du 27 novembre 2008, clôt un litige entre Yusuf Salduz et la Turquie pour une affaire de 2001. Mineur à l’époque, le jeune homme est soupçonné d’avoir participé à une manifestation interdite du PKK (considéré comme une organisation terroriste). La police lui refuse un avocat en garde à vue, il reconnaît les faits avant de se rétracter. La CEDH a condamné la Turquie pour l’absence d’avocat.
L’arrêt est passé relativement inaperçu aux yeux des profanes, mais juristes et magistrats ont entrevu une brêche. En France, une garde à vue pour des soupçons de terrorisme ou de trafic de stupéfiants peut durer 96 heures, avec intervention d’un avocat à la 72e heure seulement. Pourtant, « il était difficile d’en conclure que toutes les gardes à vue françaises posaient problème », explique aujourd’hui Matthieu Bonduelle, secrétaire général du Syndicat de la magistrature.
L’arrêt de la CEDH du 13 octobre dernier (Danayan vs. Turquie) a enfoncé le clou. Là encore, pas d’avocat en garde à vue. La Cour a tranché en faveur du plaignant, rappelant qu’un suspect doit avoir la possibilité de recourir à un avocat « dès le moment de son placement en garde à vue ou en détention provisoire ». Elle ajoute que « l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer ».
« Une intervention alibi »
De tout cela, en France, pas grand-chose. Dans une procédure ordinaire, l’avocat intervient dans la première heure de garde à vue pour un entretien de 30 minutes avec son client et ne revient pas avant la 20e heure. Il n’a pas accès au dossier et n’est pas présent lors des interrogatoires. « C’est une intervention alibi », déplore Matthieu Bonduelle, qui se dit « ravi de la décision de la CEDH » et se range à l’avis du bâtonnier. « Nous pensons que le système français est, ou va se trouver très rapidement, en contradiction avec la jurisprudence de la CEDH. C’est maintenant aux avocats puis aux juges de se saisir du problème ».
Ils ont déjà commencé. Pierre-Olivier Sur, avocat à Paris, vient de lancer l’association « Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat ». Le but de cette initiative, dont le nom rappelle les séries américaines : soulever des nullités de procédure.
Le ministère de la Justice a démenti les accusations d’illégalité. « Nous ne partageons pas du tout l’avis et l’analyse de Christian Charrière-Bournazel », a déclaré un porte-parole. « L’arrêt de la cour européenne condamne le système judiciaire turc, qui n’a rien à voir avec le système judiciaire français. » Il est vrai que la décision de la CEDH vise uniquement la Turquie, dans le cadre d’affaires bien précises. Mais cette jurisprudence pourrait s’appliquer à un plaignant français qui irait jusqu’à Strasbourg. « La France n’est pas condamnée », résume Matthieu Bonduelle. « Elle n’est pas obligée de changer la loi, mais peut s’épargner le déshonneur d’être condamnée par la CEDH. On peut espérer que la Chancellerie se penche là-dessus. »
Pour l’instant, le rapport Léger, qui a inspiré la réforme à venir de la procédure d’instruction, prévoit quelques évolutions. Tout en demandant le maintien de l’entretien d’une demi-heure au début de la garde à vue, le rapport suggère « la possibilité d’un nouvel entretien avec l’avocat à la 12e heure, l’avocat ayant alors accès aux PV des auditions de son client » et « une présence possible de l’avocat aux auditions si la mesure de garde à vue est prolongée, soit à l’issue de la 24e heure ».
Pas assez pour les juges, trop pour la police
Insuffisant pour le Syndicat de la magistrature de Matthieu Bonduelle. « Nous demandons depuis des années un avocat dès la première heure, avec un accès au dossier. Aujourd’hui la garde à vue est un face à face déséquilibré entre une personne en position de faiblesse et des services de police qui ont le dossier, peuvent se relayer, sont « chez eux ». Tout est fait pour faire craquer le suspect. Mettre un avocat là-dedans change tout. Et cela éviterait le procès permanent de la garde à vue après coup, avec des prévenus qui se rétractent en disant que leurs aveux ont été extorqués. »
Les organisations policières ne jubilent pas à l’idée d’interroger les suspects en présence de leur avocat. Yannick Danio, d’Unité police, craint des « lourdeurs administratives supplémentaires », même s’il concède que les policiers « ne peuvent qu’appliquer le code pénal français ». Plus virulent, Bruno Beschizza, du syndicat Synergie Officiers, n’y va pas avec le dos de la cuillère. « Les avocats sont avant tout des commerciaux et cet appel est une opération de publicité », s’énerve-t-il. « Le but des avocats est de faire sortir des voyous parce que ce sont eux qui paient », poursuit-il. Si les gardes à vue sont annulées, « il faudra que les avocats expliquent à ces victimes que les policiers n’ont plus les moyens de les mettre à l’abri des gens qui les agressent. »
En 2008, l’Observatoire national de la délinquance a recensé 577 816 gardes à vue, soit une augmentation de 35 % par rapport à 2003.
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