L’économiste hétérodoxe américain James K. Galbraith, conseiller de Yánis Varoufákis et auteur du « plan B » qui envisageait les conditions de sortie de la Grèce de la zone euro, raconte dans son dernier livre les dessous des longs mois de négociations et de pressions internationales qui ont mené la Grèce au bord du gouffre. Entretien.
Dans la famille Galbraith, l’attachement et l’engagement vis-à-vis de la Grèce est filial. Du temps de la dictature, l’économiste Galbraith père, ami d’Andréas Papandréou, lui aurait évité d’être exécuté par les colonels en intervenant directement auprès du Président Lyndon Johnson en 1967. C’est une des nombreuses anecdotes racontées par l’économiste Galbraith fils dans son livre, Crise grecque, tragédie européenne (éd. Seuil). Un beau jour de février de 2015, James K. Galbraith foula le sol grec pour rejoindre son ami Yánis Varoufákis, alors ministre des finances, qui l’avait prié de l’aider à affronter la Troïka dans ses négociations pour le sauvetage de la Grèce. L’économiste hétérodoxe américain, témoin de premier plan, raconte de l’intérieur et au plus près de l’action les dessous des difficiles mois de négociations entre la Grèce et ses créanciers.
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L’Eurogroupe vient d’accorder un nouveau plan d’aide de 10 milliards à la Grèce contre des nouvelles mesures d’austérité. Est-ce une bonne nouvelle ?
James K. Galbraith – Cela n’aide pas du tout la Grèce. Les conditions du plan – une nouvelle hausse des impôts, une nouvelle réduction des pensions pour les retraités notamment – vont mener les entreprises à la faillite, les particuliers ne pourront plus payer leur hypothèque. Ce plan a aussi imposé des nouvelles conditions de privatisation : les biens de l’Etat, du peuple, vont être vendus à des prix ridicules aux étrangers. La politique des créanciers est une politique des huissiers. Nous voilà face au conflit classique entre le principe bureaucratique et le principe de l’égalité des peuples. L’inculpation morale des Grecs par les institutions européennes est inacceptable.
Vous écrivez à la fin de votre longue introduction que “loin d’être une nation européenne fière et autonome, la Grèce s’apparentera bien plus, par exemple, à l’une de ces dépendances néocoloniales que les États-Unis conservent dans les Caraïbes”. C’est donc cela son avenir ?
Effectivement. Les Grecs n’ont plus le droit de posséder les biens de leur propre pays, pour lesquels ils ont lutté depuis des siècles. L’Europe et la Troïka ont écrasé toute une nation pour les intérêts des banques et surtout pour les intérêts politiques de l’Europe du Nord. C’est un défi profond à l’idée même d’Europe. Après-guerre, une certaine idée de l’Europe comprenait les idées sociales et les principes démocratiques. Aujourd’hui, ces idées n’ont aucune place dans les négociations entre la Grèce et la Troïka, ni entre le ministre des Finances grec et ses collègues de l’Eurogroupe, ni entre le Premier ministre grec et les chefs de gouvernements.
En France, des hommes politiques comme Arnaud Montebourg et Jean-Luc Mélenchon estiment que l’Allemagne est responsable de cette situation. Êtes-vous d’accord ?
S’il y a un leader européen, c’est bien Madame Merkel. Mais certains personnages français ont aussi joué un rôle de premier plan dans l’origine de la crise grecque : Nicolas Sarkozy, sa ministre des Finances Christine Lagarde, le président de la Banque centrale européenne Jean-Claude Trichet, qui servait les intérêts des banques françaises, ainsi que Dominique Strauss-Kahn lorsqu’il était président du FMI. Il faut signaler que les relations entre Yánis Varoufákis, l’ex ministre des Finances grec, et le ministre des Finances allemand Wolfgang Schaüble, ont été plutôt professionnelles, il y avait du respect entre eux deux.
Vous avez travaillé directement aux côtés de Yánis Varoufákis pendant la crise grecque. Vous racontez dans votre livre qu’il y a eu beaucoup de pressions contre vous. Comment fait-on pour se défendre ?
Ces pressions venaient surtout de la presse allemande et la presse grecque. Elles ont mené une campagne disgracieuse contre Yánis. Il faut avoir la peau dure. Mais pour lui, ce n’était pas si difficile car il avait le soutien de peuples de toute l’Europe. Pour se défendre, il suffisait que Yánis aille se promener dans la rue de n’importe quelle ville d’Europe. Le plus dangereux pour nous était qu’il existe un quasi-ministère de la Propagande à Bruxelles à travers des grands journaux internationaux de finance, surtout de langue anglaise. Le Financial Times et le Guardian répandaient des histoires sur les meetings des Eurogroupes, sur le manque de travail et de préparation des équipes grecques. C’était complètement faux. J’essayais de les contredire dès que je pouvais.
Y’a-t-il eu des moments dans votre collaboration avec Yánis Varoufákis où vous perdiez espoir ?
On n’avait jamais d’espoir ! Le titre anglais de mon livre est la phrase qu’il a prononcée au moment de mon arrivée à Athènes le 8 février : “welcome to the poison chalice”. Dès le début, on savait que c’était une atmosphère hostile et qu’on allait se retrouver le 10 juin en faillite. Qu’est ce qu’il fallait faire ? On n’avait pas la capacité de provoquer tôt une confrontation. Avec une faillite en février 2015, le gouvernement n’aurait pas pu tenir le coup. On a décidé de tenter de pousser la Chancelière à pousser Schaüble à faire un petit compromis avec nous, pour que l’on puisse terminer les négociations avec un minimum d’honneur, de capacité d’agir. On considérait que c’était notre seule chance. Aléxis Tsípras a approché la Chancelière. Le problème c’est que Merkel sait très bien jouer aux cartes et retenir ses coups. Il fallait attendre jusque fin juin où il a fallu choisir entre la confrontation et la capitulation. Les Allemands ont été surpris par le résultat du référendum du 5 juillet – sur l’initiative d’Aléxis Tsípras, à la suite de l’échec des négociations avec la Troïka dans le cadre de la crise de la dette publique grecque, 61% des Grecs rejettent les propositions de la Troïka. Mais la nuit même, il était claire que ni la Troïka ni la gouvernement grec n’allaient changer de position. Yanis m’a envoyé un mail à 4 heures du matin pour dire qu’il allait démissionner.
Vous êtes l’auteur du fameux “plan B”, celui qui envisageait la sortie de la Grèce de l’euro. Vous laissez entendre dans votre livre qu’une sortie de l’euro n’aurait peut être pas été aussi désastreuse que ce qui se disait à l’époque…
C’était ma responsabilité de faire le bilan des défis et des problèmes qu’il faudrait surmonter si on arrivait à cette situation. A l’époque, ce bilan était assez impressionnant, la liste était longue. Je crois qu’on a surestimé certaines difficultés et qu’on a sous-estimé le calme, la résolution et la maturité du peuple grec dans cette situation. On a sous-estimé leur soutien d’une politique de négociation dure. En votant non, en exprimant une volonté de pousser plus loin, ce que le gouvernement n’était pas prêt à faire, les électeurs ont mis leur gouvernement dans une situation difficile. Cette nuit-là, Yanis a dit à Aléxis : “Nous avons un mandat, il faut poursuivre la volonté exprimée par la population”, mais Aléxis a dit qu’il n’allait pas le faire, alors Yanis a démissionné.
En tant qu’économiste, pensez-vous aujourd’hui qu’il aurait été préférable que la Grèce sorte de l’euro ?
Il y a deux choses différentes : le coût de la transition et la situation d’après. Pour moi, il est assez clair que la situation d’après, avec l’introduction d’une nouvelle monnaie et une stabilisation sur les dettes, pourrait peut-être permettre une meilleure situation économique de la Grèce. Mais il faut d’abord surmonter les coûts de transition d’un point de vue économique, social et politique. En tant qu’économiste, je pense que ces coûts ont diminué depuis un an. La situation est devenue de plus en plus grave. Le système monétaire européen n’est pas soutenable à long terme dans le cadre politique et institutionnel actuel. Pour sauver l’UE, il faudrait le changer, il est trop rigide, il donne une priorité absolue aux créanciers, c’est inadmissible dans un système démocratique.
Que pensez-vous de la campagne électorale américaine et de ses candidats ?
Je suis pour Bernie Sanders. Je crois qu’il est assez claire que Hillary Clinton est une candidate vulnérable, malgré ses qualités personnelles, à cause de ses ennemis, de ses positions prises sur certaines questions et de ses liens avec les banques. Il ne faut pas sous-estimer Donald Trump, il a ses chances. S’il était élu, le fait nouveau ne serait pas d’avoir un président qui n’a pas de principe – on en a eu beaucoup – mais un président qui ne prétend pas avoir de principe ! Pour lui, tout est négociable. Il veut seulement occuper la chaise. Cela ouvre des possibles vraiment postmoderne ! (rires)
Propos recueillis par Anne Laffeter
James K. Galbraith, Crise grecque, tragédie européenne. La destruction de la Grèce et l’avenir de l’Europe, éd. Seuil, 246 p.
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