Nuit Debout a plié bagages, l’heure est au bilan. Le philosophe et économiste Frédéric Lordon se prête à cet exercice et se montre sans concessions pour ce mouvement dont il a été un des acteurs. Le philosophe Manuel Cervera-Marzal, également actif dans le mouvement, estime cependant qu’une de ses victoires réside « dans sa propre existence ».
Il était sur la place de la République le 31 mars 2016 après la manifestation contre la loi Travail, premier jour d’occupation du mouvement qui hésitait encore entre deux noms : Nuit Rouge, ou Nuit Debout. Ce jour-là, on l’a même « poussé au cul » pour qu’il prenne la parole sur scène, devant la foule qui avait décidé de ne pas rentrer chez elle. Frédéric Lordon, économiste et philosophe, directeur de recherches au CNRS, devenait alors l’un des visages de cet événement inédit en France, qui allait s’étendre jusqu’aux prémisses de l’été, et qui a finalement pris le sobriquet de Nuit Debout.
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L’intellectuel, récalcitrant par rapport à la médiatisation dont il a pu faire l’objet à l’époque, a fait partie des soutiens à la fois fervents et intransigeants de ce mouvement. Sans concessions, déjà à l’époque, avec sa tendance « citoyenniste » – qui parle beaucoup, au détriment de l’action -, il l’avait encouragé, avec François Ruffin et le collectif Convergence des luttes, à s’organiser pour réellement « faire peur » et obtenir le retrait de la loi Travail.
« Le feu n’a pas (ou pas encore) pris »
L’été s’est écoulé, la loi Travail est passée en force par le 49.3, et Nuit Debout a périclité. La tête froide, Frédéric Lordon – qui s’apprête à publier un nouveau livre, Les Affects et la politique (éd. Seuil), début octobre – en dresse le bilan dans une interview accordée au Bondy Blog.
D’après lui, la portée de Nuit Debout a en définitive été relativement modeste, malgré l’impression de ses participants de vivre un bouleversement politique majeur :
« Tous les mouvements insurrectionnels commencent à très petite échelle. Le problème pour le pouvoir c’est quand ‘ça gagne’, quand la plaine entière vient à s’embraser. On ne va pas se raconter d’histoire, le feu n’a pas (ou pas encore) pris. Je crois cependant que beaucoup de gens qui étaient loin de l’événement l’ont regardé avec intérêt, et qu’il s’est peut être passé quelque chose dans les têtes dont nous ne pouvons pas encore mesurer tous les effets. »
Frédéric Lordon analyse ensuite la mécanique par laquelle le mouvement s’est transformé : selon lui, sa persistance dans le temps et ses actions ont suscité en retour la violence des « gardiens de l’ordre », qui a eu pour effet de radicaliser à son tour les manifestants.
« Lorsqu’il se sent réellement mis en danger, un ordre institutionnel, un système de pouvoir, peut devenir capable de tout, je veux dire de toutes les violences. À un degré certes encore modéré, c’est cela que le mouvement social et la composante de Nuit Debout qui s’y reconnaissait ont expérimenté. Violences policières, violences judiciaires, violences symboliques d’éditorialistes littéralement écumants, c’est tout un : le système en train de se défendre. On ne pouvait pas nous donner plus parlante attestation de ce que nous étions dans le vrai ! », estime-t-il.
« La réalité du cortège de tête, c’est la diversité de sa composition »
Enfin, le philosophe spinoziste décrit le fameux « cortège de tête » qui s’est constitué dans les manifestations contre la loi Travail à partir du 1er mai au moins. Il étaye à cet égard l’hypothèse d’une porosité entre les manifestants habituellement pacifistes et ceux que l’on désigne couramment comme des « casseurs » :
« Il faut être un éditorialiste de BFMTV le cul vissé dans son fauteuil pour faire du ‘cortège de tête’ un pur ramassis de ‘casseurs’. La réalité du cortège de tête, c’est la diversité de sa composition : Totos et Mili bien sûr, mais également manifestants tout à fait ordinaires rendus furieux par la violence policière au fil des manifs, militants syndicaux décidés à ne plus se laisser matraquer-gazer sans réagir, etc. »
« La grande victoire de Nuit Debout c’est sa propre existence »
Frédéric Lordon n’est pas le seul intellectuel à avoir participé à Nuit Debout, et à saluer aujourd’hui, sans fétichisme ni complaisance excessive, son irruption dans le débat public. Le philosophe Manuel Cervera-Marzal en a également été un soutien actif. Il en tire son propre « anti-bilan » dans la revue Contretemps, citant Marx à propos de la Commune de Paris :
« On ne demande pas des comptes innocemment. Et ceux qui y étaient n’ont pas besoin de ce bilan. Ils savent que la grande victoire de Nuit debout c’est, comme le dit un esprit aiguisé dans des circonstances analogues, ‘sa propre existence’. »
Il en énumère d’autres victoires, dont il précise ironiquement qu’elles devraient satisfaire « ceux qui se plaignent quotidiennement que l’abstention grimpe et que le charbon de la colère alimente les chaudières du FN » :
« Dans un régime oligarchique où les gens ordinaires sont depuis longtemps exclus des lieux dans lesquels se décide leur avenir, voire des milliers de citoyens reprendre en mains leurs affaires est en soi un immense soulagement. »
« Tout mouvement porte en lui sa propre fin », philosophaient certains nuitdeboutistes lucides. Peut-être cette rentrée de septembre porte-t-elle les prémisses d’une nouvelle phase de contestation ? Si c’est le cas, la journée du 15 septembre, où une manifestation contre la loi Travail est prévue, devrait en indiquer la nature.
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