Sociologue et spécialiste de l’histoire du féminisme, Françoise Picq revient sur l’impact de la loi Veil sur la société et la vie des femmes françaises, ainsi que sur le courage de celle qui a dû la porter à l’Assemblée nationale.
Il y a quarante-deux ans, la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse, dite “loi Veil”, était promulguée en France. Cette légalisation de l’avortement est-elle un tournant majeur dans l’histoire du féminisme ?
Françoise Picq – Cela n’a pas été un tournant mais plutôt un point d’aboutissement très important : c’est le moment où cette question – que nous portions depuis un moment avec transgression au sein du mouvement social qu’était le Mouvement de libération des femmes (MLF) – a été reprise à son compte par les institutions.
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Simone Veil a été la porte-parole de ce changement de milieu. Avec cette loi, elle laisse un héritage essentiel aujourd’hui : le parachèvement de la lutte de ce que l’on appelle “la deuxième vague” du féminisme, à savoir la lutte des femmes pour la libre disposition de leur corps.
Elle a réussi à traduire ce combat dans un langage acceptable pour les institutions, en termes de santé publique et de responsabilité. Mais, surtout, elle a réussi cette chose essentielle : faire que les femmes ne soient plus traitées comme des mineures.
Vous souvenez-vous du jour, désormais mythique, où, en tant que ministre de la Santé, elle a présenté son projet de loi sur l’avortement devant les députés – majoritairement masculins – de l’Assemblée nationale ?
J’ai du mal à faire la part des choses entre ce qu’il s’est passé ce jour-là et ce que j’en ai revu depuis des dizaines de fois. Je connais son discours par cœur. On a eu en tout cas à ce moment-là le sentiment d’une grande victoire. Il y en a, bien entendu, qui ont fait la fine bouche en disant : “On n’a pas tout ce qu’on veut” (des améliorations seront apportées par la suite avec le remboursement de l’IVG en 1993 ou l’allongement, en 2001, du délai légal pour pouvoir avorter de 10 à 12 semaines de grossesse – ndlr).
De mon point de vue, malgré, il est vrai, certaines limites, une chose essentielle était actée avec cette loi : le fait que la décision d’avorter revienne à la femme et à elle seule. Nous, au MLF, on parlait de liberté ; Simone Veil, elle, parlait de responsabilité. Mais, au final, nous parlions bien de la même chose.
Nous lui avons été extrêmement reconnaissantes, elle qui a en plus été si attaquée. Elle n’était pas de notre bord (Veil faisait partie du gouvernement de Jacques Chirac sous la présidence de VGE, le MLF étant, lui, associé à la gauche – ndlr), mais elle a mené ce combat avec tellement de dignité, d’intelligence…
Notamment lors de son discours, en n’emmenant pas la loi vers le terrain de la morale, mais vers celui de la santé publique. C’était admirable et bouleversant : son allocution était vraiment différente de celles prononcées à l’Assemblée nationale habituellement. Dire, devant un auditoire presque exclusivement masculin, qu’il faut “écouter les femmes”, et qu’”aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement”… C’était très fort.
Quel était le climat social et politique à l’époque autour de cette question de l’IVG ?
On en parlait énormément. Dans la presse, il y avait très fréquemment des articles à ce propos. Le débat public était très partagé et très centré autour de la religion catholique. Nous, au MLF, on portait cette lutte pour le droit à l’avortement depuis 1971.
Il y avait une pression sociétale très forte à ce propos. Il est dit que son prédécesseur au ministère de la Santé lui avait soufflé que si elle ne réglait pas rapidement cette question, elle se retrouverait un jour avec un avortement sur son bureau.
Elle a donc entrepris ce combat rapidement après son arrivée au gouvernement, en mai 1974. Mais elle était très minoritaire dans sa propre famille politique. A droite, ils étaient majoritairement contre. C’est une loi qui est passée grâce à la gauche (avec 284 voix pour et 189 contre – ndlr).
La loi relative à l’extension du délit d’entrave à l’IVG (sur internet) a été difficilement adoptée en 2017, et des groupuscules ou personnalités politiques, comme François Fillon, tiennent parfois des discours ambigus concernant l’IVG… Existe-t-il toujours, selon vous, un risque de remise en cause de ce droit de nos jours ?
Ce droit est parfois malmené dans la mesure où il y a des difficultés dans les hôpitaux, avec notamment les coupes budgétaires. Mais, sur le principe, il n’est pas menacé : il y a une conscience très nette de la part de globalement tout le monde en France que ce droit est nécessaire.
Dès qu’il y a la moindre menace, tout le monde monte au créneau très très vite. En ce qui concerne Fillon, en gros, sa position est de dire que, philosophiquement, il est contre l’avortement, mais que, politiquement, il est hors de question qu’il y touche. Cela m’a quand même étonnée de voir qu’en 2017, on puisse être à ce point réactionnaire…
Mais je pense que, maintenant, dans la société française, l’IVG est globalement considérée comme un droit absolument inaliénable. C’est en cela que Simone Veil reste une icône féministe très forte, un symbole du combat pour la liberté des femmes. Avec elle, cette lutte n’a plus seulement été la bataille de quelques-unes, mais un combat légitime, respectable. C’était une personne exceptionnelle.
Libération des femmes, quarante ans de mouvement de Françoise Picq (Dialogues), 530 pages, 28 €
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