Le milliardaire est discrètement devenu un des plus gros acteurs du monde de l’art. Trop homme d’affaires pour être un pur esthète. Trop amateur d’art pour n’y voir que de judicieux investissements.
« Le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier », disait Clemenceau. François Pinault donne souvent l’impression de préférer l’escalier à l’amour. A chaque fois qu’il cite des oeuvres qui lui sont chères, il est difficile de savoir s’il les sort du lot pour ce qu’elles sont ou pour l’énergie de la conquête. Il y a ce Bruce Nauman qui était dans les réserves de la Tate Gallery, donné en dation à l’Etat qui en discutait le prix pendant que les exécuteurs s’impatientaient. Une opération commando a permis de le récupérer. Trois toiles de Rothko qui appartenaient à la famille Mellon devaient revenir à la National Gallery of Art de Washington. A la mort de M. Mellon, Pinault apprit que sa veuve était furieuse de n’avoir pas reçu de nouvelles de la National Gallery of Art et la convainquit de les lui vendre. « L’intérêt d’être un collectionneur privé, c’est qu’on peut faire de grosses conneries en allant trop vite », dit François Pinault.
Incompatibilité entre une institution politique bureaucratique et un entrepreneur qui voulait faire les choses vite et bien, c’est ainsi qu’autour de lui on explique qu’il ait renoncé en 2005 à son projet d’installer sa fondation sur l’île Seguin . « Le maire de Boulogne a traité le projet comme s’il s’agissait d’une patinoire », dit un proche. « C’est du passé », lâche Pinault en traversant le bâtiment vénitien rénové par le Japonais Tadao Ando. Mais certains collaborateurs considèrent rétrospectivement que ce renoncement fut une bonne nouvelle : « Le problème, c’était aussi l’argent, il avait vu trop gros à l’île Seguin », assure un collectionneur.
Deux collectionneurs en un
A présent, dans son costume impeccable, François Pinault sort du bordel. Roxys (1962) est une reconstitution par Edward Kienholz d’une maison close du Las Vegas des années 40. Il avait hésité à acheter l’oeuvre de 200 m2 exposée l’an dernier dans la galerie de David Zwirner à New York. « Trop américain… », avait-il dit à Marc Blondeau. « Mais les bordels sont universels ! », lui a répondu son ami.
Ceux qui le pratiquent considèrent qu’il y a deux collectionneurs chez Pinault. A côté de celui qui aime l’art minimaliste (il n’a que ça dans son bureau), le collectionneur public réunit les artistes les plus hot des dix dernières années, achète des grandes installations en pensant à sa fondation. « Moore, Serra, c’est lui. Brut de décoffrage », dit Jean Bothorel, journaliste et écrivain ami du milliardaire. « Il faut se méfier de ses penchants », réagit François Pinault pour justifier ses sorties du minimalisme : « Je me méfie des prisons. »
A la Punta della Dogana, il acquiesce lorsque Jean-Max Colard, le critique d’art des Inrocks, lui fait remarquer que la nouvelle exposition est bien moins tape-à-l’oeil que la première, un amas de noms un peu grossier, avec laquelle il avait inauguré sa présence à Venise au Palazzo Grassi en 2006. « Au début, certains prétendaient qu’il n’y avait peut-être rien dans cette collection. Alors, on a voulu montrer qu’on avait plein de belles choses. Comme des bourgeois… »
Ne jamais ressembler à un petit patron
Bourgeois, c’est le gros mot, le respect passionné du statu quo, tout ce que Pinault méprise. Un jour, on l’entend dire d’un collaborateur : « Il s’est mis au golf, c’est devenu un bourgeois », comme s’il l’avait surpris commettant une faute lourde (l’homme a quitté l’entreprise depuis). François Pinault n’a jamais voulu ressembler aux petits patrons qu’il a mis sur la paille en Bretagne. Il méprise ceux qui par confort s’accrochent à ce qu’ils aiment, se méfie de l’agréable, cherche ce qui le déstabilise.
Mais son mépris de l’establishment colle mal à un Pinault qui a toujours cultivé les amitiés bien placées. Du 10 mai 1981, ses collaborateurs de l’époque ont retenu qu’il était revenu le lendemain au bureau après être passé chez le concessionnaire BMW pour acheter le plus beau modèle. Une provocation à l’adresse de ceux qui paniquaient à l’arrivée des socialistes. En coulisse, il prenait des contacts avec la nouvelle équipe pour se protéger dans un dossier de fraude fiscale.
« Il est complètement dans le système. Il a toujours fait des investissements politiquement judicieux dans des circonscriptions sensibles », dit de lui un ancien conseiller économique de Mitterrand.
Rachat de la papeterie Chapelle Darblay, située sur la circonscription de Laurent Fabius avant la victoire du PS en 1988. Vélo avec un Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur. C’est à l’occasion d’une visite à une scierie en Corrèze qu’il rencontre Chirac et lui propose de le ramener en avion à Paris. Le soir du 7 mai 1995, la CX du nouveau président fera une étape rue de Tournon, à l’hôtel particulier des Pinault. « Vous verrez que dans la vie ce n’est pas une affaire d’être un ami de Chirac », lui a dit Alain Minc le jour de l’élection de ce dernier.
« Propos de balladurien déçu », a répondu François Pinault. Jacques Chirac est resté un ami. Des peines privées les ont rapprochés, dit quelqu’un qui les connaît. « Il continue à sortir Chirac qui s’emmerde, c’est élégant », ajoute un proche. Cette année, François Pinault l’a accompagné au dernier Salon de l’agriculture. « Il le nourrit et le blanchit tout l’été, il va prendre un pot avec lui chez Sénéquier à Saint-Tropez. Je ne sais pas pourquoi il fait ça », s’interroge un de ses amis.
Versailles, « parfait pour le ‘Split-Rocker » de Koons »
Parmi les proches de Pinault, on compte encore Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la Culture. Celui-ci connaît François Pinault depuis qu’à la tête de Beaubourg il avait fait appel à son mécénat. C’est aussi lui qui alerte un Pinault déconfit par son projet sur l’île Seguin, d’une occasion à Venise : le Palazzo Grassi. Il en prend la direction.
Deux ans plus tard, quand Aillagon annonce son départ de Venise pour prendre la direction de Versailles, Pinault blague que cela fera un beau terrain de jeu pour Otello, le chien d’Aillagon, qui avait déjà voyagé à bord de son avion, « et ce sera parfait pour le Split-Rocker de Koons », immense sculpture végétale. Ces gens-là ne plaisantent jamais tout à fait. Après les expositions Koons et Murakami, on critiquera Aillagon pour s’être servi de Versailles pour valoriser la collection de son ami Pinault.
« Toute exposition d’une oeuvre sert l’oeuvre qui est exposée, répond aujourd’hui Aillagon. Murakami avait-il besoin de cela ? Non, sa cote était déjà extravagante. »
De son client François Pinault, Jeff Koons, l’artiste le plus policé du monde, dit qu' »il va directement à tout ce qu’il y a de plus intéressant dans son atelier ». Mais ne suffit-il pas que Pinault s’approche d’une oeuvre pour la rendre immédiatement intéressante ?
Pouvoir de prescription
Lorsque François Pinault va voir Matthew Jackson dans son atelier en novembre 2008, le marché ne s’intéresse pas encore à l’artiste. Quand six mois plus tard il lui consacre une salle à la Pointe de la Douane, ses prix s’envolent. Ridiculement pour certains. Puisque la simple appartenance à la collection Pinault valorise une oeuvre, les artistes veulent en être. « Il a le premier accès à tout ce qui arrive sur le marché », analyse Adam Lindemann, un autre milliardaire collectionneur.
Ajoutons à ce prodigieux pouvoir de prescription le fait que Pinault possède aussi la première maison de ventes. C’est le « perfect’s storm » pour des conflits d’intérêt, selon les mots du critique d’art américain Judd Tully. Christie’s, mais aussi château-latour (une vieille idée : il avait caressé l’idée d’acheter château-margaux avec l’argent gagné dans les années 70 en spéculant sur le sucre), deux marques indestructibles, deux maisons qui ne font pas beaucoup d’argent mais ont en commun de mettre Pinault en contact avec un fichier de gens pas vraiment démunis. C’est l’endroit où l’on voit émerger les nouveaux millionnaires : ils commencent par acheter en salles de vente avant de passer aux ventes privées.
Ce fonctionnement opaque en circuit fermé explique, outre l’attrait fiscal, l’intérêt des fortunés pour l’art contemporain, spéculatif par essence. Le marché de l’art représente le dernier marché non régulé, « le seul où le délit d’initié est une vertu », aime dire Harry Bellet du Monde.
Son fils s’intéresse aux voitures et aux montres, François s’est fait une raison
François Pinault a longtemps dit qu’il n’était pas assez riche pour se montrer tendre en affaires. Aujourd’hui troisième fortune de France selon Forbes, il n’a toujours « pas d’amabilités gratuites ». Un collaborateur qui lui a annoncé sa démission s’est entendu dire : « Ça tombe bien, j’allais te foutre dehors. »
Mais le galeriste Jérôme de Noirmont admire le temps, « assez rare chez les collectionneurs », qu’il passe à dialoguer avec les artistes. Parce qu’ils ne lui font pas de courbettes, prétend un proche. Lors d’une inauguration, Maurizio Cattelan avait suivi le milliardaire pas à pas, dans la position du bouffon du roi. Au Palazzo Grassi, l’artiste Rob Pruitt a affiché ses « 101 idées artistiques à faire soi-même » La 80e : « Invent a color and name it. » Inventez une couleur et baptisez-la. A côté, un mur rouge vinasse sur lequel est écrit « François Pinot ».
De Shanghai à Los Angeles, François Pinault passe la plus grande partie de son temps à visiter des ateliers. « Un bain de jouvence », explique Alain Minc. En 2009, l’exposition de sa collection Qui a peur des artistes ? à Dinard s’achevait par un néon en bas d’un escalier qui assurait : « Vous allez tous mourir ». « Ça c’est vrai ça! », s’est exclamé Pinault, imitant la mère Denis.
François Pinault ne veut pas mourir. Voilà pourquoi il ne veut pas s’arrêter sur une collection – la sienne aura une identité éphémère. Il réfléchit à d’autres projets. Que deviendra sa fondation ? Son fils François-Henri s’intéresse plutôt aux voitures et aux montres. Le père s’est fait une raison. A la Punta della Dogana, dans une des dernières salles, un chien galope en boucle sur une vidéo d’un bout du mur à l’autre. On ne sait pas après quoi court l’animal. Un proche de Pinault nous en parlera : « Il vous a dit que c’était lui ? »
Guillemette Faure