Dans son récent essai Le Déchaînement du monde, il livrait ses réflexions sur la violence du néolibéralisme qui, pour une bonne part, est liée à la vague de contestation qui agite aujourd’hui le pays.
Avec les “gilets jaunes”, peut-on d’après vous parler d’un mouvement “inédit” ?
François Cusset — Oui, radicalement inédit. Par la diversité de sa composition, où des sensibilités de droite et de gauche – voire des deux extrêmes – sont soudain réunies, toutes affiliations suspendues, par un même sentiment d’injustice et des situations de précarité communes. Par les modes opératoires : blocages de routes et occupation de quartiers entiers au lieu des manifestations ponctuelles et des grèves par corporation qu’on voit habituellement.
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Par la ténacité et l’opiniâtreté des participants, dans leur diversité. A la limite, ce qui paraît les réunir est un mélange de détermination à ne pas reculer avant que le pouvoir cède ou tombe, et des références unanimes à des épisodes révolutionnaires (1789, 1848 et plus rarement 1968) comme preuve que tenir en vaut la peine. Plus la solidarité nouée sous les coups de matraque et les nuages de lacrymogène.
Quels sont, selon vous, les moteurs de cette colère ?
Il faut distinguer moteur et déclic. Le moteur est plus ancien que la présidence Macron : dégradation inexorable des conditions sociales, des revenus comme des situations au travail, pour des franges importantes de la population : la petite classe moyenne, les classes populaires salariées, surtout en zone périurbaine et en province, sur fond de succession des promesses intenables et des cynismes électoraux, et d’un abandon par l’Etat et les politiques, sur plusieurs décennies, des classes sociales en question.
« Mépris social, autoritarisme étatique et de basculement historique des politiques fiscales dans la logique du cadeau aux riches »
Le déclic, plus ponctuel et plus récent, est bien sûr le cocktail macronien explosif de rhétorique de start-up, de mépris social, d’autoritarisme étatique et de basculement historique des politiques fiscales dans la logique du cadeau aux riches et aux entreprises financé par la résilience fiscale du plus grand nombre. Mais évidemment, pas de mèche sans matériau inflammable déjà là, pas de déclic sans un moteur plus ancien, et plus profond.
Les images des violences qui ont émaillé la quatrième journée de mobilisation des “gilets jaunes” sont saisissantes. Peut-on parler d’une radicalisation dans la violence ?
“Radicalisation”, sûrement pas. C’est le mot appliqué par l’Etat aux jeunes des quartiers susceptibles d’endoctrinement jihadiste et de passage à l’acte terroriste. En ce sens précis, d’aveuglement doctrinal et de violence assumée, ou en acte, ce mot convient mieux au capitalisme néolibéral, qui, effectivement, après la crise de 2008-09, au lieu d’aller vers la régulation ou la modération, a choisi la radicalisation.
Et la violence dont il est porteur passe parfois directement dans les gestes et les tactiques des groupes sociaux qui en sont les premières victimes, et qui estiment ne plus rien attendre du jeu électoral et de la logique de la discussion, et n’avoir plus rien à perdre.
Comme en face la violence policière a franchi un cran très net, et qu’elle éborgne, mutile, arrête, nasse ou même peut mettre à genoux mains sur la tête cent cinquante lycéens de banlieue, on a une combinaison inédite de radicalisation systémique et de radicalisation policière (ou étatique) à laquelle la réaction dans la rue, des “gilets jaunes” et au-delà, ne peut plus être “non-violente”.
Cette violence semble politiquement insaisissable. Comment expliquer que des militants d’extrême droite, d’extrême gauche ou apolitiques manifestent ensemble ?
Le plus étonnant, parmi toutes les choses qui déroutent depuis quelques semaines, est la façon dont tout le monde suspend ses appartenances politiques et idéologiques – ou du moins ne les exprime pas – pour rejoindre le pavé, comme s’ils étaient moins convaincus cette fois par leurs propres opinions (car tout le monde en a, et parfois très tranchées) que par le double impératif de solidarité le temps d’une journée d’affrontements et de tout faire pour empêcher la récupération politique de cet élan.
« Un chaos ressemble à un autre chaos, et un nuage évoque toujours un autre nuage. »
Du coup, non seulement fascistes et antifascistes peuvent se tenir côte à côte, presque pacifiquement (il y a eu un ou deux cas filmés de règlements de comptes, mais c’est si peu), mais ils peuvent même se filer un coup de main dans le feu de l’action, puisqu’ils sont plus aguerris que le tout-venant. Si bien que leur façon, tactique, de ne rien afficher qui divise et d’être uniquement tendus vers l’ennemi commun leur permet un alignement avec ce que vous appelez les “apolitiques”, qui du coup ne le sont pas. Ils seraient apolitiques au titre de la carte de parti ou du vote stable, peut-être, mais directement “politiques” dans le sens du conflit et l’obstination combattive.
La comparaison avec les images des scènes d’émeute des anciennes révolutions ou de Mai-68 a été faite très souvent ces derniers jours. Qu’en pensez-vous ?
Un chaos ressemble à un autre chaos, et un nuage évoque toujours un autre nuage. C’est en négatif que la comparaison peut être faite : parce qu’il ne s’agit pas, ni par le passé ni aujourd’hui, d’un cortège à heure fixe, d’une protestation ponctuelle, d’une opposition limitée ou circonscrite – soit une ouverture des possibles du conflit qui est précisément “révolutionnaire”.
Mais n’oublions pas les différences plus spécifiques, et très tangibles sur le terrain : l’enjeu du blocage, qui fait des zones non-urbaines ou péri-urbaines des terrains d’affrontement majeurs, la topographie urbaine distincte des temps anciens pour les combats en ville, où les barricades ne servent pas à grand-chose (faute de ruelles étroites) et la mobilité des émeutiers comme des CRS est inédite, et évidemment le rôle d’arme tactique de part et d’autre des réseaux et des nouveaux médias – pour dissuader, attirer, dramatiser, galvaniser ou juste documenter l’action en vue des comparutions à venir devant les tribunaux.
D’un autre côté, l’usage abusif de la violence des forces de l’ordre a été également dénoncé. Comment le comprenez-vous ?
De nombreux signes indiquent que la violence policière, autorisée et précisément déployée, a franchi un cran depuis quelques années, et que cette répression-là est plus dure encore que celle du printemps 2016. Arrestations préventives, fouilles pour entrer dans certaines zones, techniques de nasse jusqu’à acculer les derniers combattants…
Sans oublier l’usage complètement exagéré du Flash-ball et de la matraque, au titre duquel c’est surtout l’absence de mort jusqu’à présent qui est la plus grande surprise face aux photos de visages ou de corps mutilés qui circulent après ces samedis de guerre. Je ne sais pas si l’on peut dire, comme le font certains, que Macron assume un virage argentin ou égyptien (version Moubarak), mais il semble que la consigne sacro-sainte du “zéro mort” ne soit plus de mise.
Selon un sondage Harris Interactive, si une très large majorité (85 %) des Français désapprouve les débordements des “gilets jaunes”, ils sont encore 72 % à soutenir le mouvement. Comment comprenez-vous ces chiffres ?
L’absence de couleur politique ou de slogan spécifique (sauf “Macron démission !”) et la réponse absente ou méprisante des pouvoirs entretient un soutien populaire fort. Et dans un même temps, la propagande sciemment entretenue depuis des décennies sur la différence de nature qu’il y aurait entre la majorité pacifique des opposants et la petite marge violente et nihiliste permet de ne pas imputer au mouvement dans son ensemble les images de dégâts et de destruction qui circulent chaque samedi soir. Tant mieux pour le plébiscite général du mouvement, mais dommage pour sa logique profonde, que ces sondages ne saisissent pas : on ne casse pas seulement par goût de casser, par défoulement ou accident et par rage contre les violences policières.
« Faire savoir qu’on ne croit plus, en connaissance de cause, dans les solutions non-violentes qu’on nous vend en vain depuis des décennies »
On casse aussi pour faire peser une pression sur le pouvoir et la classe dirigeante, et faire savoir qu’on ne croit plus, en connaissance de cause, dans les solutions non-violentes qu’on nous vend en vain depuis des décennies sous les noms de négociations, discussions, réformes, promesses ou élections.
Quelle peut être l’issue de la situation ?
Même si, dans les jours et semaines à venir, des concessions plus importantes de la part du gouvernement, un paternalisme efficace, l’effet d’usure ou de fatigue ou bien, à l’inverse, une répression à très grande échelle bâillonnant tout le mouvement parvenaient à le calmer, voire à le démobiliser, ce qu’il a suscité, ou révélé, ne retombera pas pour autant.
La détermination à lutter contre la ploutocratie, la rage devant l’injustice, le discrédit de l’Etat et de son bras fiscal et la méfiance a priori envers la parole politique et l’institution électorale sont là pour durer, politiquement et socialement. Ce ferment-là, déposé par les “gilets jaunes” dans le champ de ruines de la politique française, ne va pas disparaître de sitôt. Il y a quelque chose d’irréversible dans ce que cet automne de feu change à nos habitudes de pensée et à nos pratiques de contestation sociale et de négociation politique.
Le Déchaînement du monde (La Découverte), 240 p., 20 €
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