Reconnu depuis dix ans pour ses fameuses « conférences gesticulées », Franck Lepage n’est en rien un humoriste politique, mais un militant. Et un défenseur invétéré d’une éducation populaire qui pourrait bien être le remède aux populismes les plus extrêmes.
Le mot est sur toutes les lèvres. A l’aune des discours de Donald Trump et de Geert Wilders, un concept évanescent obnubile les médias, les penseurs et les politiciens : le populisme. Aussi bien cravaté à Marine Le Pen qu’à François Fillon ou Emmanuel Macron (« le populiste d’extrême-centre« ), de quoi le populisme est-il le nom ? Faut-il le différencier du « populaire » ? Celui que Libération surnomme « le Coluche bourdieusien » a sa petite idée sur la question.
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https://youtu.be/LmLvwP53FgY
Ex-animateur socioculturel et ancien élève de l’université expérimentale de Vincennes, Franck Lepage est à la tête du Pavé, une coopérative prête à vous désintoxiquer de la langue de bois technocratique. Là-bas, il prône les bienfaits de l’éducation populaire. Véhiculé en France de la Révolution française au Front Populaire, ce système initie les citoyens aux mécanismes de domination qui jugulent la vie « active« . Contre-pouvoir collectif et émancipation personnelle s’y érigent en raisons sine qua non du progrès social. Face à la montée des extrêmes, quid de ce peuple ? Et si le « populaire » était du populisme, son contrepoison ? Explications.
Comment définirais-tu l’éducation populaire ?
Franck Lepage – L’éducation populaire n’est pas l’éducation du peuple (ça, c’est l’éducation nationale). Mais une éducation dont les formes sont populaires. Une éducation non experte, dont les choix nous appartiennent. Une éducation politique entre nous (le peuple non-dominant), à partir de nos expériences et compréhensions du monde. Elle vise à nous émanciper ensemble, en échangeant nos savoirs des luttes afin de construire de nouveaux savoirs, utiles pour l’action collective. Un mouvement populaire spontané comme Nuit Debout, par delà toutes les critiques, en est un bon exemple.
Après, si tu as envie de rigoler, il y a la définition savante: « l’éducation populaire est une éducation dont les destinataires de l’acte éducatif sont associés à la définition des contenus légitimes de savoirs transmis« …
Associé à la France Insoumise comme au Front National, à Macron et au Brexit, le populisme, volontiers qualifié de démagogie, est un terme vague. Il désignerait la défense de la souveraineté du peuple, de la majorité silencieuse, face à l’establishment économique, politique, médiatique. Comment dissocier populaire et populisme ?
C’est simple : le « populaire » concerne la globalité des classes non-dominantes. La question du « populaire » est justement pervertie par la notion de populisme. Tout ce qui est en faveur des classes populaires s’appelle désormais « populiste » et ce clivage est tragique. Le « populaire » désigne simplement l’ensemble des personnes qui n’ont pas d’intérêt à en dominer d’autres, c’est à dire à les exploiter. Le mot « populaire » renvoie au mot « politique », dans le cadre du conflit entre travailleur et capital. Etre « populaire », c’est être « politique » : défier l’adversaire.
Etre « populaire », c’est être anticapitaliste. Il y a « populisme » lorsque les leaders font croire au peuple qu’ils vont défendre ses intérêts, avant de l’offrir pieds et poings liés aux propriétaires privés. Comme le populisme d’extrême droite, qui s’appuie sur les besoins du peuple pour finalement donner tout le pouvoir à la classe dominante. Mais je comprends les gens qui vont voter Front national : ils manquent d’instruction politique. La conscience de la classe ouvrière s’est envolée en fumée, les médias n’en parlent plus. On doit même réexpliquer ce qu’est le capitalisme.
https://www.youtube.com/watch?v=ACxRSSkYR_k
Dans les pages de Libération, le philosophe allemand Jan-Werner Müller résume le populisme en « monopole moral de la représentation« . Pour les populistes, « c’est toujours la faute du système » : si le peuple a toujours raison, cela induit que les institutions ont toujours tort. Le populisme est-il un poujadisme ?
Le poujadisme s’adresse davantage aux classes moyennes, le populisme au « bas peuple ». A travers le populisme du FN, on décèle un dégoût des classes populaires, même s’il les flattes. Aujourd’hui, on se retrouve face aux programmes de Fillon et Macron, ouvertement anti-populaires. Et le FN qui généralise une définition du peuple non pas sociale, mais clairement identitaire. Ils ne réfléchissent pas en terme de classes sociales dépitées, non-dominantes. La politique consiste à désigner un adversaire. Or, lorsque François Mitterrand nomme Bernard Tapie ministre de la Ville, la gauche cesse de désigner le capital comme cet adversaire.
Le populaire meurt-il à petit feu face à la montée des populismes ? La philosophe Chantal Mouffe a-t-elle raison de croire en un populisme de gauche, opposant le peuple et « ceux d’en haut« , visant à rassembler classe moyenne et classe ouvrière ?
Aujourd’hui, le « populisme » semble désigner toute forme d’opposition. On a l’impression que si tu t’affiches contre le capitalisme, tu es catalogué comme populiste. Mais l’extrême droite se dit populiste et n’évoque jamais le capital, elle le remplace par « le système« . Le problème, c’est le terme « populaire » a quasiment disparu du langage commun. En 2017, il est totalement ringard. Tu as l’impression qu’il n’y a plus de classes populaires, c’est-à-dire de classe ouvrière. Les ouvriers eux-mêmes ne se disent plus jamais ouvriers, jamais. Si tu demandes à une caissière à Auchan si elle est ouvrière, elle va te dire « non, je fais partie de la classe moyenne« .
La disparition du mot « populaire » est la conséquence d’une guerre de classes. On a même dû se battre dans les années 90 pour pouvoir garder le terme « éducation populaire« . Aujourd’hui, la vision de la classe sociale semble avoir disparu. C’est pour cela qu’il faut qu’il y ait des lanceurs d’alertes. Des élans populaires comme Nuit Debout, ou les grèves de 1995 contre le plan Juppé (sa proposition de réforme de la Sécurité Sociale). A contrario, le rassemblement au Trocadero du 5 mars est le pire exemple de populisme. Lorsque Fillon en appelle au peuple contre « la cabale médiatique« , c’est presque du Mussolini…
Le fait d’associer ou dissocier les deux termes, est-ce une partie du problème ? Comme s’il fallait réapprendre à utiliser le langage. C’est d’ailleurs le but de vos « Ateliers de Désintoxication à la Langue de Bois », où vous décortiquez tout l’idiome technocrate…
L’enseignement politique passe par l’interrogation du langage. Les médias, universitaires et sociologues ont pour rôle d’analyser les effets de langage diffusés sur les grands médias, mais ils ne le font pas assez, alors qu’aujourd’hui, c’est urgent. Ne pas interroger le langage revient à la considérer comme une espèce d’évidence, ce qui est absurde. Tout un tas de métiers sont en souffrance car ils sont justement bouffés par les effets de langage. Le lexique marxiste est interdit. Une notion aussi limpide que celle de “domination”, pourtant couramment utilisée dans les études de sociologie, s’est totalement évanouie de l’espace public.
Ce lexique, il faut que la future génération se le réapproprie. Elle a à sa disposition une langue qui permet de penser les enjeux et les contradictions de la société. A l’heure où les politiciens se renvoient tous la balle du « populisme » en s’accusant mutuellement, leur rivalité passe par ce qui se dit, c’est à celui qui trouvera la meilleure expression. On parle de notre époque comme une ère de « post-vérité« , mais le peuple est bien plus guidé par les mots que par les passions. Plus personne n’utilise les termes d’aliénation et d’exploitation, on s’est noyé depuis des années dans un vocabulaire qui est à la fois très positif et très pauvre. Comme lorsque Jacques Attali parle de “libérer la croissance” par exemple.
Derrière le langage, il y a l’action. Beaucoup envisagent la montée des mouvements dits populistes, partout en Europe, non seulement comme une réaction aux failles ou excès de la démocratie, mais comme une menace tangible, « l’angoisse démocratique du moment« . Comment envisages-tu l’avenir à l’ère du populisme ?
Nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation insurrectionnelle, possiblement révolutionnaire. Je suis persuadé que cela va se finir en guerre civile. La démocratie ne sera pas rehaussée par un système de zéros. Les politiques d’austérité font monter les réflexes fascistes et ont favorisé l’émergence des partis d’extrême droite. Comme a pu le dire Noam Chomsky, il faut d’abord observer ce qui se passe en Europe avant de s’inquiéter de Trump. Pour cela, il faut lutter contre la désinformation. La désintoxication de la langue de bois, il faut la propager partout.
Propos recueillis par Clément Arbrun
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