Le Forum social mondial 2013 se tient à Tunis du 26 au 30 mars. Annoncé comme un espace de débat d’idées, d’approfondissement de la réflexion, de formulation de propositions et d’échange d’expériences, nous nous sommes rendus sur place pour vérifier.
« Forum, forum ? » Dès l’arrivée à l’aéroport de Tunis Carthage, les bénévoles du Forum social mondial attendent les participants au pied levé. Sac au dos et passeport à la main, les militants et journalistes sont aiguillés vers le stand de Tunisie Telecom pour retirer une carte SIM gratuite, contre une fiche de renseignements, photocopie du passeport en prime. Réaction d’un Malien derrière nous : « Ah c’est astucieux ! Impossible de disparaître dans la nature maintenant. Le GSM c’est commode mais la commodité a un coût, celui de la liberté… »
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Après quelques bornes en taxi jaune, allergique aux lignes blanches et aux feux rouges, nous arrivons chez notre hôte. Pour nous, pas d’hôtel cinq étoiles comme nous l’a suggéré un bénévole du Forum, « parce qu’il ne reste plus que ça sur Tunis », mais du couchsurfing, chez Zied.
Jeune entrepreneur, blogueur culinaire et fondu de cinéma, il a abandonné le secteur de l’événementiel, en berne depuis la révolution, car « plus personne ne voulait organiser de grands rassemblements pour raison de sécurité » et a lancé un commerce de pâtisseries orientales.
Pour d’autres, moins qualifiés, la reconversion et le quotidien instables sont plus difficiles à gérer.
« Le Tunisien, il veut du travail »
Mardi matin, premier jour de l’ouverture du forum, le chauffeur de taxi qui nous emmène au campus Al-Manar tire la gueule, malgré les milliers de clients potentiels – entre 30 et 50 000 personnes sont attendues pendant la semaine. « Le Tunisien, il veut du travail, de l’argent pour avoir une vie correcte et de la sécurité, c’est tout. La politique, ça ne nous intéresse pas. Le gouvernement d’Ennahda (ndlr : parti majoritaire depuis octobre 2011, d’obédience islamiste) n’a aucune expérience du pouvoir, comment veut-il relancer le pays ? »
À 10 heures du matin sur le campus, l’organisation est encore hésitante, mais « bien meilleure qu’à Dakar en 2011 » assure un militant. Tant pis pour les accréditations presse, nous les retirerons plus tard. Direction l’amphithéâtre bondé de la faculté de droit pour l’Assemblée des femmes. Sous les youyous et les drapeaux, c’est une conférence consacrée aux luttes des femmes du monde qui inaugure le forum. Ca n’avait encore jamais été le cas depuis sa naissance à Porto Alegre en 2001. Signe de la prédominance de cet enjeu qui sera assurément le thème central de ce douzième rendez-vous de l’altermondialisme, le premier en terre arabe.
Menée d’une main de fer par Sanhadja Akrouf, militante féministe franco-algérienne, qui a l’habitude de « gueuler dans les manifs« , la rencontre dans l’amphi est bruyante : chants arabes aux airs de harangues à la tribune, slogans révolutionnaires lancés par les délégations du public, le brouhaha rend compliqué la traduction, presque inaudible sur la fréquence radio réservée à la retransmission des prises de parole – en arabe, français, anglais et espagnol.
« Que la question des femmes soit aussi importante que l’économie, la démocratie ou le social »
Fillettes agressées sexuellement sur le chemin de l’école au Sénégal, femmes exploitées dans les usines polonaises, spoliées de leurs terres au Brésil, grandes oubliées de la Constitution en Tunisie, les témoignages sont rageux. « Nous voulons que la parité soit respectée dans tous les débats et que la question des femmes soit aussi importante que l’économie, la démocratie ou le social. Nous allons essayer de l’imposer lors de ce forum, même si nous savons que tout ne changera pas en une semaine » explique Sanhadja Akrouf, que nous retrouvons au café de l’Univers, point de ralliement historique des artistes et personnalités intellectuelles de Tunis.
Dernier expresso sur l’avenue Habib Bourguiba, lieu de contestation entré dans la postérité depuis qu’il a accueilli les manifestations qui ont conduit à la chute du régime Ben Ali. Plus de deux ans après, des milliers de citoyens se dirigent vers la place du 14 janvier 2011, date de la fuite du dictateur, pour une marche de solidarité. Dans le cortège, drapeaux et banderoles se disputent les objectifs des photographes. Aux sons de ZEP, Manu Chao et NTM, les délégations de Solidaires, des Alternatifs, de la Confédération paysanne, du DAL (Droit au logement) ou encore du NPA affichent la couleur, très francophone. Benjamin, militant toulousain d’Attac, association co-organisatrice historique des forums sociaux mondiaux, déplore « la faible représentation de l’Asie, de l’Amérique du nord et la mobilisation relative de la société tunisienne, qui n’est pas forcément au courant de l’événement. »
« Avant on ne pouvait pas parler sous peine de se faire couper la langue »
Même si les Tunisiens ne sont pas majoritaires dans le rassemblement, une partie d’entre eux est bien mobilisée. Hamid, étudiant en génie civil de 21 ans, a rejoint la LGO (Ligue de la gauche ouvrière, l’équivalent du NPA) et Raid-Attac (la section tunisienne du mouvement né en France en 1998) quelques mois après la révolution du jasmin. « Avant on ne pouvait pas parler sous peine de se faire couper la langue. Si tout n’est pas parfait aujourd’hui avec les islamistes au pouvoir, nous avons au moins la possibilité de nous exprimer et de nous rassembler« . Raid-Attac s’est récemment engagé dans une campagne pour exiger la suspension du remboursement de la dette publique extérieure du pays. Problème massif et lancinant, occulté pendant des années par le pillage de l’économie tunisienne par la famille Trabelsi, le clan honni de l’épouse de Ben Ali.
Le comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM) a d’ailleurs organisé « la première rencontre méditerranéenne contre la dette, les politiques d’austérité et la domination étrangère » le week-end en amont du forum. Pendant la marche, d’autres initiatives récentes ont battu le pavé comme le collectif contre les Grands projets inutiles et imposés (GPII) qui regroupe les luttes de Notre-Dame des Landes, Stuttgart 21, la ligne TAV (Lyon-Turin), de la LGV du Sud-Ouest, etc.
Le soutien massif au peuple palestinien, inconditionnel de l’identité commune arabe, côtoie les partisans de la démocratie en Syrie et les posters hommages à Chokri Belaïd, militant tunisien des droits de l’homme assassiné début février. (voir l’article « La rage croissante des femmes arabes » dans le n°898)
“Forum social, Forum du capital !”
Si l’ambiance pouvait rappeler une manifestation française du 1er mai, un incident isolé rappelle les interconnexions compliquées au sein du monde arabe : tout à coup, un homme arrache une banderole à un autre et se fait immédiatement poursuivre par une vingtaine de jeunes hommes. Les coups pleuvent, de pieds, de pancartes, puis l’homme pourchassé disparaît derrière le cordon de police et la manifestation reprend son cours. « Un partisan de Bachar Al-Assad » nous glisse un Tunisien qui a assisté à la scène. Invérifiable. Déroutant.
À la nuit tombée, le cortège se rassemble progressivement sur le stade du Palais des sports d’El Menzah pour l’ouverture officielle du forum. Sur la grande scène, tel un chauffeur de salle, le coordinateur général tonne « Vive le Forum social !« . Il est aussitôt contré par le porte-voix d’un groupe d’anarchistes qui hurlent « Forum social, Forum du capital ! ». Autour du récent mouvement anarchiste tunisien, né après la révolution, rejoint pour l’occasion par des Français et des Italiens, ils réclament une organisation différente pour cet évenement. Des expériences d’auto-gestion sont actuellement en cours dans le pays, principalement dans les zones rurales car liées aux enjeux des terres. Mathieu, militant français engagé dans l’univers des squats résume leur colère : « Plus de 3 millions d’euros d’investissement dans un pays où les gens galèrent pour joindre les deux bouts, une entrée et un hébergement payants et on ose appeler ça le Forum Social ?« . Dès mercredi, un camp devrait être installé aux abords du campus pour donner aussi une place à l’alternative de l’alternatif.
Rendez-vous jeudi soir, après cette cohabitation inattendue et plusieurs centaines d’ateliers de réflexion… Pour quelles alternatives ?
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