Le Forum social mondial 2013 se tient à Tunis du 26 au 30 mars. L’événement est annoncé comme un espace de débat d’idées, d’approfondissement de la réflexion, de formulation de propositions et d’échange d’expériences. Nous nous sommes rendus sur place pour vérifier. Deuxième épisode.
Mercredi matin, 9h. La première vague de conférences du Forum social mondial de Tunis, une centaine en simultané pour chaque créneau horaire, est lancée. Au milieu des 4 000 associations présentes sur le site, le choix est draconien. Reconnaissables à leur gilet rouge et blanc, les bénévoles de l’événement, majoritairement des étudiants, accostent les participants circonspects devant les plans colorés pour les guider dans les dédales de l’université El-Manar. Direction l’amphi 7, mais trop tard : la conférence de Tariq Ramadan, l’islamologue égyptien largement médiatisé en France lors de sa confrontation avec la journaliste Caroline Fourest, est pleine à craquer. Pour attraper quelques bribes de débat, les gens s’accrochent aux barreaux des fenêtres, d’où sortent des vapeurs de chaleur…
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Sur l’esplanade, un groupe de femmes assises en ligne, des photos de jeunes hommes à la main. Elles représentent les familles des disparus d’Algérie, un phénomène massif. Depuis 1992 et la décennie noire de la guerre civile, 8400 personnes auraient été enlevées et emprisonnées pour des durées indéterminées.
« Nous sommes venues d’Alger en avion, mais les autres membres de nos associations ont été arrêtés à la frontière. Le gouvernement ne veut pas que nous parlions de nos frères, maris et fils, il préfère nous proposer de l’argent pour nous faire taire. Ils ont été enlevés du jour au lendemain sans raison valable, nous n’avons aucune nouvelle, ne savons même pas s’ils sont encore vivants », explique Nadia, présente pour ses deux frères.
Au Forum, chacun est venu avec sa tunique traditionnelle, ses affiches et son combat. En face, des hommes en blouse bleue, anciens prisonniers islamistes persécutés sous le régime Ben Ali, revendiquent des pensions de compensations. Une hérésie pour Soumaya et Bilal, membres de l’Uget (Union générale des étudiants tunisiens) une formation qui est de tous les combats depuis 1952 : « Nous avons lutté contre la colonisation française, la dictature de Bourguiba, celle de Ben Ali, et maintenant les islamistes. Leur demande est indécente : un militant ne milite pas pour l’argent, nous aussi avons eu des camarades emprisonnés et cela ne nous viendrait pas à l’idée d’exiger des compensations financières, surtout en pleine crise économique. »
Depuis quelques mois, la question de l’islamisme est brûlante dans les couloirs de la fac, placardés d’affiches prônant la liberté de porter le niqab à l’université. Le procès du doyen de l’université des lettres, des arts et des humanités de la Manouba, Habib Kazdaghli, en est l’illustration. Il devait comparaître ce jeudi pour la cinquième fois devant le tribunal de première instance de la Manouba. Il est accusé d’avoir giflé une étudiante en niqab en mars dernier et encourt une peine de 5 ans de prison pour « violences commises par un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions ». Le doyen a toujours nié les faits et dénonce une « instrumentalisation de la justice digne de l’époque de Ben Ali ». Selon ses soutiens, présents sur le site du FSM, le doyen est attaqué « car il a toujours été démocrate et défenseur de la laïcité ». Le procès a finalement été reporté au 4 avril, à cause d’une grève des magistrats tunisiens inquiets pour la liberté de la justice.
Au fil des déambulations, un drapeau israélien, posé au sol. Piétiné et maculé d’inscriptions rouges, le symbole choque ce Français qui passe à proximité :
« Si j’ai toujours soutenu la Palestine et dénoncé les pratiques colonialistes de l’Etat d’Israël, je me demande si ce type d’actions a sa place dans un Forum social. »
Tensions politiques et maladresses
Mourad Guanouni, membre de l’Uget a également appelé sur Mosaïque FM à un boycott du forum par les étudiants tunisiens, dénonçant la présence « d’au moins quatre organisations sionistes, ces dernières ayant été présentées sous des appellations différentes pour les camoufler (Arab 48 à la place d’Israël) ».
Les tensions géopolitiques sont omniprésentes, et les maladresses aussi. Les associations ont apporté leur propre stand ou peuvent être logées sous des tentes. Nous avons ainsi pu voir dans les allées une dizaine de bâches estampillées « Arabie saoudite, royaume de l’humanité »… inscriptions recouvertes de bombe noire dès l’après-midi.
Concerts de rock ou chants arabes
Il est 20 heures, les serveurs ferment la buvette, les ateliers ont tous pris fin, laissant le choix entre des concerts de rock ou de chants arabes sur le stade en contrebas. Direction le port de la Goulette, un quartier périphérique, lieu apprécié des Tunisois pour flâner et manger du poisson grillé. Pourtant, les rues sont très peu animées. Seules quelques familles sont installées en terrasse. « Depuis un an, les séances de cinéma de 20 heures ont été annulées, soi-disant pour des raisons de sécurité, et les gens ont pris l’habitude de moins sortir », déplore Zied, notre hôte (cf. volet 1 de notre reportage).
Le lendemain, nous gravissons la colline derrière le campus pour rencontrer le mouvement des hackers, placé dans un gymnase un peu à l’écart de la foule. Ils côtoient les bénévoles de la radio du Forum social mondial (104.1), diffusée sur le site et ouverte à toutes les contributions.
Ils organisent une assemblée autour d’activistes français, tunisiens, espagnols pour présenter leurs actions et leurs objectifs.
« C’est aussi un moyen de nous rencontrer, beaucoup d’entre nous ne se connaissent pas physiquement. Et le décalage horaire, les barrières de langues empêchent d’avoir un lien soutenu avec une bonne partie de la planète », explique Max, un hacker français venu de Paris.
« Donner du sens aux statistiques »
Dans la salle, une membre d’Altercarto présente un projet d’open data mené initialement à Lyon : « L’enjeu est de rendre visible les données statistiques, de leur donner du sens et qu’elles soient téléchargeables facilement par tout citoyen. En recoupant les données de l’Agence régionale de santé de Rhône-Alpes, nous avons mis en lumière les énormes disparités dans la couverture de la population. Pour le moment, la ville de Lyon refuse de publier ces chiffres mais la discussion est en cours. »
Selon les activistes, l’ouverture des données est encore accaparée par les seules administrations et entreprises. Des projets comme Open street map, une carte coopérative internationale, concurrent « libre » de Google maps, veulent démocratiser cet usage. Depuis septembre 2012, les données cartographiques collectées sont réutilisables par tous sous licence libre. En France, Michelin les a d’ores et déjà adoptées pour sa dernière version de la carte de la ville de Clermont-Ferrand, tout comme le ministère des Droits des femmes pour son fond cartographique.
En Tunisie, l’enjeu d’un internet libre a explosé depuis la fin de la dictature avec le rôle prédominant des messages privés sur Facebook et de l’échange d’informations chaudes sur Twitter pour se retrouver dans les manifestations et partager les motifs d’indignation. Tux-tn, membre du hackerspace.tn, collectif créé quelques jours après la révolution, a mené le combat contre la censure, de plus en plus puissante dans les semaines précédant la chute du régime :
« Nous avons découvert que les autorités injectaient du code java script pour récupérer les mots de passe et conversations des gens sur Facebook et Gmail. Nous avons alerté les internautes et avons mis au point des VPN, des proxy pour les contrer. »
Aujourd‘hui, le jeune collectif de hackers reste vigilant car « la dictature peut revenir à tout moment » et se concentre sur la mise au point de logiciels libres. Le dinar n’étant ni importable ni exportable à l’étranger, les internautes tunisiens ne peuvent pas acheter du contenu avec une autre devise, sur iTunes ou Paypal par exemple, ce qui limite considérablement l’accès au soft/hardware et à la culture légale. Dans un pays où les DVD piratés prolifèrent, certains étant même disponibles avant leur sortie en salle, ils militent également contre la loi en discussion sur la propriété intellectuelle, qui réduirait encore davantage le marché des Tunisiens.
Retour dans les locaux de l’université des sciences où un groupe de Français présente le projet du « revenu de base » : le versement d’une somme inconditionnelle, de la naissance à la mort de chaque individu. Si l’idée a déjà été formulée au XVIIIe siècle, elle est longtemps restée en sommeil avant de retrouver une nouvelle émulation dans la dernière décennie. Une initiative citoyenne européenne (ICE) est en quête du million de signatures nécessaire pour atterrir sur le bureau de la Commission. « Plusieurs Tunisiens ont participé à notre atelier dans le but de mener une réflexion sur le sujet dans leur pays. Le projet est international et loin de se cantonner à la seule Europe », se réjouit Carole Fabre, toulousaine et membre du Parti pirate.
Rendez-vous samedi, avec la construction d’une charte mondiale des médias libres et la marche de solidarité avec le peuple palestinien dans le cadre de la Journée de la Terre en guise de clôture du Forum.
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