Nouveaux arrivés sur YouTube, Jean-Luc Mélenchon et Florian Philippot ont très rapidement fait parler d’eux, que ce soit à cause de leurs idées, du côté comique de la situation, ou bien pour leurs petites manipulations envers les communautés du web français. Mais une fois le buzz passé, que reste-t-il à regarder dans ces objets YouTube ?
On appelle ça « l’effet Koulechov », le sens produit par l’enchaînement de deux plans dans un film. Tout, dans une vidéo, est signifiant, et ce au-delà du discours oral. Henri Griesmar, aka Hardisk, Céleste Grant de la chaîne Superinfini, et Jérôme Keinborg de la chaîne Nowtech.tv, réalisent tous les trois des vidéos depuis plusieurs années sur YouTube, et ont en commun une passion le matériel de tournage, le montage des vidéos, la fiction et YouTube en général. A l’heure où Youtube devient un enjeu pour les politiques, nous avons souhaité receuillir leurs points de vue. Leurs analyses sur les cadres, les plans, le montage et le jeu d’acteur des vidéos de Jean-Luc Mélenchon et Florian Philippot dépassent les idées politiques et le fond, pour se concentrer sur la forme et sa pertinence sur YouTube à l’heure où la plateforme prend une dimension politique sans précédent.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pas mal de lacunes techniques
Techniquement, Florian Philippot et Jean-Luc Mélenchon ont beau être accompagnés par une équipe, le résultat n’est pas forcément au rendez-vous. Pour Jérôme Keinborg, le premier défaut vient du son, un élément primordial dans les contenus vidéo : « les deux avaient un mauvais son au début. Mélenchon ça va bien mieux, il utilise un bon micro, mais ça ne s’améliore pas avec Philippot. Le son est très désagréable. Quand il est dans un local, on a encore beaucoup d’écho.« .
Un son désagréable, mais aussi un éclairage qui laisse à désirer : « L’éclairage est le défaut des deux et ils doivent s’améliorer là-dessus. On peut filmer avec n’importe quelle caméra, même un smartphone, mais pour des visuels plus intéressants, ils devraient travailler sur un éclairage en trois points. Il y a pire, mais par exemple sur la vidéo de Florian Philippot Coulisses de l’escale : pôle rédaction/argumentaire, le caméraman n’a pas dit aux gens de baisser la luminosité de leurs écrans, du coup quand on les voit en train de travailler, ils sont tout bleus. C’est une erreur de débutant. Il y a des efforts sur les effets visuels, mais ce n’est pas très élégant.« . Sur le plan matériel, les deux politiques ont donc encore des progrès à faire.
https://www.youtube.com/watch?v=h5lQ5K4QJZ8
Un peu trop de clichés YouTube
Sans surprise, Philippot et Mélenchon reprennent beaucoup de codes habituels de YouTube dans la composition de leurs plans. Céleste Grant souligne chez Florian Philippot (en parlant de la première vidéo Les Coulisses de l’Escale) « le choix du cadrage totalement arbitraire, en légère plongée pour reprendre les codes du podcast façon Norman fait des vidéos. Aujourd’hui, c’est une mode visuelle dépassée, vue et revue.« . Mais si Philippot ne fait pas preuve d’originalité, le choix de cadre de Jean-Luc Mélenchon laisse également Céleste sceptique :
« Il n’y a absolument aucun effort de montage. Tout est filmé en un seul plan ! Avec toutes les hésitations, ce qui rend donc Mélenchon plus humain, comme une sorte de monsieur-tout-le-monde, avec une certaine authenticité et donc dans quelque chose de moins surfait que Philippot. Mais cela est parfaitement voulu, calculé et maîtrisé. Il n’y a aucun effort. C’est vraiment ‘met toi là, assis toi, j’allume la caméra, action’. »
Jean-Luc Mélenchon fait en effet preuve de plus de prudence et de sobriété dans sa mise en scène. En témoigne d’ailleurs son décor, sobre, mur blanc uni, orné de quelques affiches de campagne, et canapé modeste. « Il n’y a aucune chaleur ni convivialité qui se dégage de cette vidéo, deux choses qui me semblent pourtant importantes quand on parle de politique« , regrette Céleste devant la quatorzième Revue de la Semaine de Jean-Luc Mélenchon, dont il moque gentiment le titre en majuscule (« C’est beaucoup trop long, et il utilise un vieux code, les majuscules. Vu et revu.« ). Ce manque de travail sur le cadre, combiné à la longueur de la vidéo en question (une vingtaine de minutes) nuisent selon lui au bon suivi du propos : « Globalement c’est le genre de vidéos soporifique.« .
Mélenchon, plus à l’aise à l’écran ?
Pourtant, pour Hardisk, « le format politique permet des discussions sérieuses et longues« . Mais un autre paramètre entre en ligne de compte :
« Mélenchon a aussi une personnalité intéressante. Face caméra, c’est un bonhomme, un vrai personnage. C’est un grand monsieur en termes d’élocution, de débat, de parole. C’est aussi ce qui lui permet de faire des vidéos qui vont même dépasser les 40 minutes. »
Le candidat de gauche laisse en effet plus une grande place à sa personnalité et à l’improvisation dans ses vidéos, comme nous l’a confié Antoine Léaument, qui gère sa chaîne YouTube.
Un naturel qui fait défaut à Florian Philippot aux yeux de Hardisk : « Il n’est pas à l’aise devant la caméra. Il comprend YouTube, mais il n’est pas à l’aise à faire du YouTube. Il est là, avec sa petite tasse, ‘Ohlala, je bois du café. Oh ! Je ne vous avais pas vu. Bonjour, je suis Florian Philippot‘. Il manque de naturel.« . Au point que ses vidéos ressemblent à « une vidéo corporate mise sur YouTube. Après, il comprend YouTube. Tu sens même qu’il consomme pas mal de vidéos de youtubeurs. Ce qui est logique, il a la trentaine, il est sans doute abonné à pas mal de youtubeurs s’il traîne beaucoup sur internet.« .
Philippot, plus audacieux…
Comme le cadre, le jeu d’acteur pose un plus gros problème chez Florian Philippot que chez Mélenchon, parce qu’il ose plus. Céleste revient sur la rencontre entre le représentant du FN et sa candidate aux élections, Marine Le Pen, dans une de ses vidéos : « En parlant de l’apparition de Marine, on voit clairement le jeu non naturel des 2 personnes. ‘Ha tiens, tu es là ? … Dis bonjour‘, ‘Mettez des pouces bleus !‘. En plus de sentir un malaise devant cette fausse rencontre hasardeuse, j’ai l’impression de me trouver devant le début d’un mauvais film X, genre ‘Ding dong, c’est le plombier, bonjour, il fait chaud‘.« .
Et Céleste ne parle pas d’ »apparition » de Marine Le Pen par hasard, faisant le lien avec l’un des éléments de décors utilisés par Florian Philippot dans cette vidéo, la mini-carte dans le coin inférieur droit. Un code pioché dans une catégorie bien particulière de vidéo sur le net, les vidéos de chasseurs de fantômes : « Les chasseurs se filment en train de marcher dans une maison dite ‘hantée’ et mettent le plan à l’image pour que le spectateur puisse se situer. Philippot serait-il un chasseur de fantôme et Marine une apparition inexpliquée ?« .
… Au risque de trop en faire ?
Florian Philippot ose plus, au risque d’en faire trop ? C’est ce qu’explique Jérôme Keinborg après avoir regardé la seconde vidéo des Coulisses de l’Escale :
« Philippot veut trop en faire. On sent qu’on lui a dit qu’il faut faire comme les jeunes, parce que ce sont les jeunes qui regardent YouTube. Et ça aussi c’est une erreur, la démographie YouTube change. Ce truc de la tasse est devenu un gimmick qui n’est pas crédible, voire ridicule. Le montage est haché, avec des effets sonores maladroits. On sent qu’il y a beaucoup de travail, mais finalement y’en a trop. Ces effets sonores sur les logiciels de montage, on les touche très peu généralement. Ça donne l’impression qu’il veut trop faire comme les autres, et qu’il n’a pas trouvé son style. ».
Alors qu’en comparant avec ses autres vidéos, Jérôme sent Florian Philippot « meilleur quand il explique son point de vue devant un tableau. Son phrasé est meilleur et il est plus à l’aise. Même si dans ces plans-là, le cadrage est catastrophique.« .
Les deux hommes politiques portent sur YouTube un message de campagne assumé. Et la forme qu’ils utilisent est censée être là pour rendre ce message accessible aux utilisateurs de la plateforme. Dans sa forme, Jean-Luc Mélenchon choisit plus de faire des clins d’œil aux codes de YouTube que de réellement s’y adapter. Comme dit Céleste Grant : « Mélenchon est un vieux qui fait du contenu pour les vieux, quelque chose de fonctionnel.« . Ce qui ne l’empêche pas, lui aussi, d’évoquer le forum Jeuxvideo.com.
Ce côté détaché des codes peut expliquer la sympathie ambiante des utilisateurs producteurs de contenus sur YouTube à son égard, de Cyprien à Ganesh2. Philippot mise lui au contraire moins sur sa personnalité que sur des gimmicks de YouTube relativement répandus. L’expression « feat« , qu’il utilise dans le titre de sa vidéo où apparaît Marine Le Pen, et qui pourrait plus laisser penser à une vidéo de Khaled Freak qu’à un message politique.
Beaucoup l’ont fait sur Twitter, mais la comparaison avec l’émission C’est Pas Sorcier est aussi évidente. Florian Philippot veut rendre son propos plus visuel que ce que fait Jean-Luc Mélenchon en utilisant des accessoires comme une balance, une carte, une frise, seuls les bruitages caractéristiques de l’émission de Fred et Jamy manquent. Mais dans son utilisation maladroite, les codes sont mal appliqués, au point que certains cuts lui coupent la parole d’un plan à l’autre.
https://www.youtube.com/watch?v=DdMcSEFvs3Q&t=21s
Aucune censure chez Florian Philippot, malgré les haters
Jean-Luc Mélenchon et Florian Philippot mettent tous deux en avant les possibilités d’interaction de la plateforme, et se prêtent assez bien au jeu. Jérôme remarque même que malgré de nombreux commentaires négatifs sur sa chaîne, Florian Philippot ne pratique pas de censure : « Il répond plus aux commentaires que Mélenchon, lui ou son CM. Et il ne censure pas spécialement les haters, et y’en a pas mal. Ça donne un petit vernis liberté d’expression assez dans l’air du temps. C’est bien de ne pas répondre pour ne pas alimenter, et de ne pas censurer.« . Seul défaut de la section commentaires de Florian Philippot, ce dernier n’utilise pas une fonction précieuse de YouTube qui permet d’épingler certains commentaires en haut de page, contrairement à Jean-Luc Mélenchon.
Enfin, s’il est trop tôt pour juger la régularité des contenus de Florian Philippot sur le long terme (qui a publié aujourd’hui sept vidéos en un peu plus d’un mois, ce qui plus que correct), Jérôme voit dans le nombre d’abonnés de Jean-Luc Mélenchon la concrétisation d’une bonne stratégie en termes de régularité : « On sent qu’on l’a bien briefé sur l’importance de la régularité sur YouTube. Son format de La Revue De La Semaine est assez ponctuel, et c’est hyper important. Personne ne s’abonne à quelque chose qu’il n’attend pas. On s’abonne à un rendez-vous, et les gens tiennent à ce que ce rendez-vous soit tenu. », analyse Jérôme.
Si l’on devait compter les points, Jean-Luc Mélenchon aurait pour lui l’ancienneté de sa chaîne, qui lui a permis d’acquérir une certaine expérience, et son aura naturelle d’orateur. Alors que Florian Philippot serait plus dans l’audace, en sortant de sa zone de confort pour aller vers un nouveau public. Malheureusement, l’audace ne suffit pas, et les choix hasardeux de Philippot ne sont pas encore payants aujourd’hui pour rendre son message viral. Et lui ne dispose pas du temps qu’a eu Jean-Luc Mélenchon pour s’améliorer, en tout cas pas d’ici les prochaines élections.
Dans la vidéo, tout est signifiant. Le manque d’aisance de Florian Philippot ne donne pas forcément confiance en ses propos. A l’inverse, si Jean-Luc Mélenchon maîtrise totalement sa chaîne, à lui de faire attention à ne pas se caricaturer, pour continuer de profiter de cette alternative aux médias traditionnels qu’il met maintenant en avant à chacune de ses vidéos.
{"type":"Banniere-Basse"}