À 39 ans, Fisnik Ismaili est l’une des personnes les plus influentes du Kosovo. Croisement entre Eric Cantona et le Capitaine Haddock, ce gros gaillard a créé en 2008 la sculpture Newborn, pensée comme l’emblème d’un pays fraîchement indépendant. Trublion politique, il est aussi l’auteur d’une BD au vitriol, très en vogue chez les jeunes kosovars. Portrait.
« Arrogant. Obèse. Fauteur de troubles. Puant. » C’est ainsi que se définit Fisnik Ismaili sur son profil Twitter. « Rassurez-vous, j’ai pris une douche ce matin. La première depuis trois semaines » lâche t-il en se reniflant l’aisselle. Il faut dire que l’homme n’a pas vraiment le temps de prendre soin de lui. Le 14 février dernier, trois jours avant le cinquième anniversaire de l’indépendance du Kosovo, il décide de peindre sur Newborn les drapeaux des 99 nations ayant reconnu son pays. Fort de ses 37 000 fans sur Facebook, il lance un appel aux dons. Coordonne la centaine de bénévoles venue lui prêter main forte. Répond à la presse. Ne dort pas pendant trois nuits. « J’ai même dû gérer le stock de sèche-cheveux réquisitionnés pour fixer la peinture » détaille l’énergumène, les traits encore tirés.
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Cinq ans plus tôt, il aura fallu moins de deux heures pour que l’idée du Newborn germe dans l’esprit de Fisnik Ismaili. Onze jours, vingt-quatre mètres de long et neuf tonnes plus tard, la sculpture est inaugurée à Pristina devant des milliers de personnes. Neuf ans après la fin de la guerre contre la Serbie et des années de tutorat international, le petit territoire des Balkans vient de déclarer son indépendance. Ce jour-là, des messages célébrant la naissance du plus jeune état d’Europe sont inscrits sur la peinture jaune du Newborn.
« Le monument était recouvert d’un drap raccroché à plusieurs centaines de ballons. Quand ils se sont envolés, dévoilant ces sept lettres aux yeux du monde, ça a été un bonheur immense » se souvient-il en exhibant sur son portable des photos de l’événement.
Fils d’un père président du club de foot de Pristina, Fisnik, du haut de son mètre quatre-vingt-dix-neuf, quitte le Kosovo en 1991 à l’âge de dix-huit ans. À cette époque ils sont nombreux, comme lui, à fuir leur pays pour ne pas être enrôlés par l’armée serbe, alors en guerre contre la Bosnie. « Le matin où j’ai reçu ma lettre de mobilisation, j’ai décidé d’immigrer en Angleterre » raconte ce supporter de Chelsea. À Londres, où il s’installe avec sa petite amie de l’époque, il enchaîne les petits boulots pour financer sa scolarité. Étudiant en multimédia, peintre en bâtiment, agent de sécurité ou vendeur, déjà Fisnik Ismaili est abonné aux nuits sans sommeil. Loin de chez lui, il cultive pourtant son nationalisme. Avec son look grunge et ses cheveux en bas du dos, il crée une association d’étudiants albanais et organise des manifestations contre l’ingérence serbe au Kosovo. « Une fois, j’ai même passé la nuit en prison pour avoir jeté un œuf sur l’ambassade de Serbie » se plaît-il à préciser en rallumant une cigarette.
Good morning Kosovo
Un jour de mars 1999, il découvre sur Internet la photo d’un enfant de cinq ans torturé puis tué par l’armée serbe. Papa d’un garçon du même âge, c’est pour lui un électrochoc : « Je me suis senti coupable. Pourquoi mon gosse avait-il le privilège de vivre et pas ce petit kosovar ? J’ai donc pris la décision de rentrer au pays pour libérer ma patrie. » Il s’engage alors dans l’Armée de Libération du Kosovo (ALK) et devient responsable d’un service d’écoute. Ses missions d’espionnage lui valent d’ailleurs le surnom « d’ange-gardien ». « Je me connectais sur les fréquences serbes et indiquais à mes compagnons lorsqu’il fallait déguerpir », raconte t-il en mimant une transmission radio. Après quatre mois de guerre où il se considère comme « un fantassin de l’OTAN » (les Nations Unies ayant décidé d’appuyer l’ALK), les forces serbes quittent enfin le Kosovo.
À Pristina, où il s’installe définitivement, il obtient une licence pour commercialiser des comics Marvel traduits en albanais. Entre Spider-Man et X-Men, l’aventure ne dure pas mais Fisnik, qui confesse à la volée aimer Astérix, les films de Benigni et Coldplay, a envie d’entreprendre. Quelques mois plus tard, il lance Karrota (carotte en albanais), une boîte de pub filiale de la célèbre agence Ogilvy. Très vite les contrats s’enchaînent pour celui qui se targue d’avoir le numéro de téléphone portable le plus simple du pays. Tellement simple qu’il n’hésite pas à l’afficher sur son compte Facebook : « Je ne suis jamais dérangé car les gens pensent que c’est une blague » s’amuse t-il en récitant son numéro.
Oh punaise !
Marié à Las Vegas, divorcé un an plus tard, ce buveur de coca invétéré profite de son succès pour revenir à son premier amour : la bande dessinée. Ulcéré par la corruption qui règne au Kosovo, il s’inspire des Simpsons pour moquer les politiques de son pays. Ses « Pimpsons » – maquereaux dans le texte – publiés sur Internet, s’en prennent régulièrement au Premier ministre Hashim Thaçi, ancien leader de l’ALK. Surnommé « Le Serpent » et soupçonné de trafic d’organes, ce quadra à l’allure de playboy est l’ennemi juré de Fisnik Ismaili. « C’est un monstre, un dictateur moderne. Son absence totale d’empathie et son hypocrisie me dégoûte » peste t-il en triturant nerveusement les quatre grosses bagues en argent qu’il porte aux doigts.
Entre les deux hommes, l’histoire n’avait pourtant pas trop mal commencé. Le jour de l’inauguration du Newborn, le Premier ministre avait même été le premier à barrer de sa signature la célèbre sculpture. « Je ne me rappelle plus ce que lui avait écrit mais mon message à moi était simple : Thanks. Fuck it’s over » relate Fisnik. En revanche, comment oublier le jour où il a appris qu’il allait recevoir le prix Clio, le must pour un designer ?
« J’étais aux toilettes quand j’ai reçu plein de textos de félicitations. J’en suis sorti en larmes et j’avais encore le pantalon au niveau des chevilles en embrassant ma femme. »
Depuis un an, Fisnik Ismaili met sa notoriété au service de Vetëvendosje, parti nationaliste qui refuse tout échange avec la Serbie. « Ça me pose d’ailleurs problème car le coca que je bois est importé de Belgrade. Pour me donner bonne conscience, je me dis que c’est un produit américain ! » s’esclaffe t-il. S’il se réjouit que le Newborn et ses Pimpsons plaisent à la jeune génération, cet activiste 2.0 sait qu’il lui faudra en faire d’avantage pour améliorer la situation du Kosovo. Devenir député ? « J’y pense, sans trop y croire. » Difficile en effet d’imaginer cet ours mal léché dans l’enceinte feutrée d’un Parlement : « Je les emmerde tous. » Mille millions de mille sabords !
Thomas Lecomte et Antoine Védeilhé
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