Tirant son inspiration du chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock, l’œuvre du studio new-yorkais iNK Stories (« 1979 Revolution ») fait du joueur un voyeur confronté à un meurtre dans l’immeuble en face de chez lui. Et aussi : la fièvre du déménagement avec « Moving Out », le puzzle game sentimental « A Fold Apart » et le retour d’un classique de l’arcade avec « G-LOC : Air Battle ».
Et soudain, les voilà confinés. Tous les habitants d’un immeuble new-yorkais se retrouvent contraints de rester enfermés chez eux alors que la police mène l’enquête d’un logement à l’autre. Un peu plus tôt dans la soirée, le nouveau propriétaire des lieux a été retrouvé mort dans le vaste appartement qu’il occupait au dernier étage et où il venait de réunir l’ensemble des occupants pour leur annoncer son intention de se débarrasser d’eux. Tout d’un coup, la lumière s’est éteinte. Quand elle s’est rallumée, l’homme avait une épée de collection plantée dans le cœur. Tout cela, on l’a bien vu. Il faut dire qu’on était aux premières loges, bien installé sur l’escalier de secours du bâtiment d’en face. Et pourtant, très vite, on a le sentiment de rater plein de choses.
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« Loft Story » et « 24 heures chrono »
Les auteurs de Fire Escape, qui s’étaient fait remarquer il y a quelques années avec le très bon 1979 Revolution sur la révolution iranienne, ne s’en cachent pas : la première source d’inspiration de leur whodunit à pratiquer idéalement équipé d’un casque de réalité virtuelle (mais, on peut en témoigner, ça marche aussi très bien sans) est Fenêtre sur cour (1954), le film d’Alfred Hitchcock dans lequel James Stewart, immobilisé chez lui avec une jambe dans le plâtre, passait ses journées à observer ses voisins, qu’il ne tardait pas à soupçonner du pire (à raison, devait-on constater plus tard). Ce programme voyeur et suspicieux à la fois est aussi celui de Fire Escape, qui en livre une nouvelle et fascinante interprétation.
Mais, depuis l’époque d’Hitchcock, entre le cinéma d’avant-hier et le jeu vidéo d’aujourd’hui, il y a aussi eu la télévision qui, de séries en émissions de télé-réalité, s’est joyeusement aventuré sur le même terrain. Deux exemples – mais il pourrait y en avoir d’autres – viennent notamment à l’esprit au cours de la grosse heure de jeu que durent au total les trois épisodes constitutifs de Fire Escape. D’abord, Loft Story, la version française de l’international Big Brother dont l’irruption changea beaucoup de choses au début des années 2000, et plus précisément sa version en continu qui permettait aux téléspectateurs les plus passionnés de suivre la vie des post-ados enfermés volontaires presque 24 heures sur 24. A peu près au même moment, les amateurs de série découvraient 24 heures chrono, dont le premier signe distinctif était que son récit se déroulait en temps réel. L’affaire se révélait évidemment palpitante.
Choisir sa fenêtre
Le véritable point commun entre ces deux œuvres surgies il y a presque vingt ans : à rebours de ce que leur programme pouvait laisser supposer, leurs spectateurs allaient devoir se résoudre à ne pas tout voir. Parce que quand le direct du Loft nous montrait une pièce du plateau de télé savamment aménagé ou quand les auteurs de 24 heures chrono choisissaient de suivre un personnage, il était impossible de ne pas se dire que, peut-être, quelque chose de fort, de beau, de déterminant se déroulait ailleurs. Quelque chose qui, le temps ayant passé, nous échapperait à jamais.
C’est très exactement ce que l’on ressent au cours de notre première plongée dans le monde de Fire Escape. Passant de l’une à l’autre des fenêtres de l’immeuble, on hésite. Sur laquelle devrait-on zoomer pour observer et, surtout, écouter les conversations (en anglais non sous-titré) qui se déroulent à l’intérieur ? Devrait-on plutôt s’intéresser à ce couple de femmes visiblement aisées, à la femme enceinte d’en dessous ou à ce type à l’air un peu bizarre qui semble parler à un mannequin avant de le… braquer avec son flingue ? Sans raison particulière, on choisit une fenêtre et on commence notre « travail » d’enquêteur / voyeur, mais soudain, un doute affreux : et si quelque chose d’essentiel était justement en train d’avoir lieu dans un autre appartement ?
Le puzzle ou la pièce
Quoi qu’on fasse, le temps passe et l’histoire progresse inexorablement vers son dénouement. Et si le joueur peut intervenir à la marge en choisissant l’une ou l’autre des réponses proposées lors des quelques conversations téléphoniques qui rythment l’aventure, l’impression générale est bien celle d’une absence de contrôle sur les événements. Ce qui, paradoxalement ou non, fait un bien fou pour un médium comme le jeu vidéo qui a plutôt pour habitude de donner à ses adeptes un sentiment de toute-puissance. Pour tout dire, au terme de notre première partie, une fois achevés les trois épisodes d’une vingtaine de minutes chacun, on n’avait aucune idée de qui pouvait être l’assassin. Et on n’avait pas beaucoup plus de certitudes après notre deuxième tentative. Fire Escape est un jeu qui gagne à être fait et refait, en intégralité ou par épisode, à moins que, pour percer l’un ou l’autre de ses mystères, on ne choisisse une tranche horaire encore plus précise et brève. Voilà l’une des manières de jouer à Fire Escape : faire de notre œil un voyageur du temps, viser l’omniscience, la connaissance totale d’une suite d’événements. Comme on revivait sans relâche les mêmes 72 heures dans Majora’s Mask, le plus étrange de tous les Zelda (auquel l’insistante lune de sang de Fire Escape pourrait bien être une référence secrète). Mais il en existe une autre qui n’est pas moins respectable : faire avec, ou plutôt sans, ce qu’on a manqué, se satisfaire d’un savoir seulement pareil, de la collection de (belles) pièces du puzzle plutôt que de l’image reconstituée et accorder d’autant plus de valeur à ce qu’on a vu et compris qu’on aurait tout à fait pu passer à côté. En regardant ailleurs, justement.
C’est là que la qualité d’écriture nettement au-dessus de la moyenne de Fire Escape fait toute la différence. Ses personnages ont de la substance et donnent le sentiment d’exister au-delà de ce qu’à travers la fenêtre, pour quelques instants plus ou moins longs extraits de leur quotidien virtuel, on aura surpris d’eux. Parfois ils disparaissent, se rendent dans une autre pièce et on les cherche, haletant. Il n’y a pas que l’enquête pour meurtre qui passionne alors car les enjeux se révèlent à la fois plus vastes (politiquement, socialement) et plus étroits (les gestes, les élans, la vie intime des gens). Plus complexes, plus troublants.
Fire Escape (iNK Stories), sur Windows, environ 8€. (Textes et dialogues intégralement en anglais)
Et aussi :
« Moving Out »
Overcooked avait ouvert la voie en cuisine. Puis il y eut les secouristes de The Stretchers, les rénovateurs d’intérieur de Tools Up !, l’homme à tout faire de Good Job !… Moving Out vient rejoindre aujourd’hui la joyeuse famille des simulations de travail cartoon, à pratiquer idéalement à plusieurs et qui sont aussi les meilleurs exemples récents de jeux vidéo burlesques dans le sens le plus noble du terme. Cette fois, notre employeur est une société de déménagement qui nous confie des tâches de plus en plus délicates comme, par exemple, de s’occuper d’une ferme (spoiler : les poules ressortent du camion) ou d’un manoir hanté. On notera avec satisfaction que seules une partie des meubles sont à déménager et qu’on pourra impunément casser le reste, à commencer par les fenêtres afin de gagner de précieuses secondes en lançant les cartons dans le jardin. Le secret du plaisir que suscite Moving Out est là : dans la possibilité libératrice qu’il offre de ne pas choisir entre l’efficacité et la destruction.
Sur Switch, PS4, Xbox One et Windows, SMG Studio / DevM Games / Team 17, environ 25€
« A Fold Apart »
Ils s’aiment mais, pour des raisons professionnelles, se voient contraints de vivre leur relation à distance. De cette situation autobiographique, le Canadien Mark Laframboise et ses complices de Lightning Rod Games ont fait l’un des puzzle games les plus originaux de ces derniers temps. La distance, ici, se matérialise à l’écran et c’est en pliant et retournant l’image que l’on résoudra des énigmes pour faire avancer les deux personnages qui échangent des SMS en parallèle. Quelque part entre The Gardens Between et Monument Valley, A Fold Apart se révèle aussi stimulant que touchant.
Sur Switch, PS4, Xbox One, Windows, Mac et iOS, Lightning Rod Games, environ 17€ ou inclus dans l’abonnement Apple Arcade
« G-LOC : Air Battle »
« Highway to the danger zone… » Pour être exact, le jeu d’arcade de Yu Suzuki directement inspiré de Top Gun serait plutôt After Burner (1987), mais sa suite spirituelle G-LOC : Air Battle (1990), qui vient de rejoindre l’excellente collection Sega Ages peut provoquer le même besoin de brailler du Kenny Loggins en perdant tout sens musical commun. Nous plaçant aux commandes d’un avion de chasse avec un nombre de cibles à abattre pour recharger notre compteur temps et poursuivre l’aventure selon un principe rappelant Out-Run, G-LOC est une merveille de jeu-montagnes russes, facile à prendre en main (au niveau « beginner », voire « medium », au moins) mais beaucoup moins à maîtriser parfaitement. En plus d’admirer la qualité de l’émulation ainsi que les options et modes de jeu ajoutés à l’original par le studio M2, on pourra méditer sur le destin d’un titre passé en trente ans de la borne d’arcade la plus folle et avant-gardiste de son temps – la légendaire R360 – à une console portable.
Sur Switch, M2 / Sega, environ 7€
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