Chaque semaine, l’émission “Touche pas à mon poke”, diffusée sur Le Mouv’, interroge une personnalité sur son rapport au web. Le philosophe Alain Finkielkraut a accepté de se plier à l’exercice. Au cours de cet entretien, ce grand pourfendeur d’internet a confié qu’il allait peut-être sauter le pas…
Considérez-vous toujours qu’internet est “la poubelle de toutes les informations” ?
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Alain Finkielkraut – Je ne redirai pas ça comme ça mais ce qui me frappe, c’est le niveau d’incivilité des échanges sur le web. Récemment dans une de mes émissions, l’historienne Mona Ozouf citait le philosophe Alain qui disait : “Dans les familles, les contraintes de la société se relâchent, on oublie les bonnes manières, les bienséances, on s’abandonne. On dit tout ce qu’on pense. C’est-à-dire à la lettre ce qu’on ne pense pas. » Ça m’a beaucoup fait réfléchir et je me demande si ce n’est pas ce qui se passe sur Internet, devenu une gigantesque famille. Vous n’êtes pas d’accord avec quelqu’un, vous balancez tout sous un article. Est-ce qu’on pourra un jour civiliser le net ou bien cette violence est-elle inhérente au vertige de l’immédiateté qui sévit sur le net ?
Est-ce que vous allez sur internet ?
Il peut m’arriver d’y aller pour rechercher un texte mais comme je suis un handicapé informatique, je suis obligé de demander à quelqu’un de le faire à ma place.
Peut-être y viendrez-vous un jour ?
Je vais peut-être me mettre de moi-même à Internet, si les personnes qui m’aident actuellement se lasseront et me diront : “Allons ça suffit, tu y vas ». Mais quand bien même, j’accepterais d’apprendre à m’en servir ce qui serait la moindre chose, ça ne serait pas pour naviguer ou lire sur Internet, mais pour imprimer des documents.
Quand avez-vous été sur Internet récemment ?
La dernière fois que j’ai été sur Internet avec très grand profit, c’était au moment de l’affaire Léonarda. J’attendais le rapport de l’Inspection générale d’administration pour connaître les raisons de son arrestation et le comportement de la famille. A peine avait-il été remis au ministère de l’Intérieur, qu’il était déjà sur le web. Grâce à Internet, on en sait autant que le président de la République.
Votre dernier ouvrage L’Identité malheureuse résume une réflexion que vous avez pris le temps d’approfondir. Avec Internet, vous donnez l’impression de parler d’un sujet sans l’avoir appréhendé.
Je ne sous-estime pas les services rendus par Internet. Des universitaires, des chercheurs ont eu leur vie changée grâce à Internet. Mais je ne peux m’empêcher d’interroger les ressorts de cette idolâtrie autour du net. Si internet est une révolution, est-elle forcément souhaitable ? Pour parler comme Régis Debray, nous vivions dans l’ère de la graphosphère, puis il y a eu la vidéosphère et peut être aujourd’hui la numérosphère. Pourquoi toute sortie de la graphosphère doit être applaudie ? Pourquoi n’aurait-on pas le droit de penser à contre-courant sans être traité de réactionnaire ? Je m’inquiète de voir l’actuel ministre de l’Education nationale vouloir à tout prix introduire le numérique à l’école.
Pour quelles raisons ?
Sur mon expérience de parent. Avant, les parents n’aimaient pas trop que les enfants regardent la télévision. Aujourd’hui, les ordinateurs sont personnels et ils sont installés dans la chambre. Mon fils va sur internet en permanence par exemple et il me regarde parfois avec une certaine condescendance quand je parle d’internet.
Est-ce que votre fils essaye de changer votre regard sur le web ?
Non c’est plutôt moi qui essaye de changer le sien. Il faut quand même que l’éducation se fasse dans ce sens. Ce que je constate sur lui comme sur d’autres jeunes de sa génération, ceux qu’on appelle les Digital Native, c’est que le temps qu’il consacre au web est perdu pour la lecture. C’est vraiment une perte sèche.
Mais vous semblez ignorer que l’on peut lire également sur le web…
Bien sûr qu’on lit mais c’est un autre texte, beaucoup plus rapide. Je ne dis pas que l’image a remplacé le texte mais c’est un tout autre rapport à la lecture. Surtout c’est un moment de communication perpétuelle. Et surtout sur le web, on est toujours dans la multifonction, c’est différent. Aujourd’hui, beaucoup de parents font en sorte de déconnecter les élèves.
Internet est liberticide à vos yeux ?
Non, je pense que c’est une liberté confondue avec le bon vouloir. Sur internet, vous passez du temps à aller d’une chose à l’autre, chacun peut confectionner son propre programme. Sur le web, les frontières entre l’information et le divertissement se brouillent. On fait tout en même temps.
Quel regard portez-vous en tant qu’intellectuel sur Wikipédia, une œuvre encyclopédique qui n’aurait jamais pu voir le jour sans internet ?
Aucun. D’ailleurs, je sais que j’ai une fiche Wikipédia à mon nom mais je me garde bien de la consulter. Dès fois, je fais des conférences et je sens que mes interlocuteurs ont lu cette fiche. Résultat : leur présentation est toujours stéréotypée et un peu lourde.
Vous pourriez être contributeur pour corriger les erreurs éventuelles ?
Oui c’est vrai, je vais y réfléchir (rires). Mais je ne comprends pas l’idée que toute idée même d’encyclopédie devrait être démocratique et partagée.
Mais vous savez, il y a des modérateurs aussi sur Wikipédia ?
Oui, c’est vrai.
Le web n’est pas déhiérarchisé, il y a un référencement, des moteurs de recherches, des tags, etc. Ce n’est pas l’espace sans frontières que vous décrivez…
Oui je comprends très bien. Mais je crois qu’au départ, le web c’est surtout un grand rêve d’horizontalité.
Aujourd’hui les sites qui parlent le plus de vous ce sont des sites identitaires comme Fdesouche. Comment le vivez-vous ?
Quand je vais sur le net, ce n’est pas pour aller voir les blogs qui parlent de moi. Je ne suis pas le seul à être repris sur ces sites, c’est également le cas de la démographe Michèle Tribalat depuis qu’elle a été citée par Marine Le Pen. Aujourd’hui, les Français sont saisis d’une angoisse identitaire. Mon propos est de soustraire cette inquiétude à ceux qui la monopolisent. J’estime que cette inquiétude devrait être prise en charge par tout le monde et notamment par la gauche. Si aujourd’hui les sites identitaires se félicitent de mon travail, c’est normal mais ça signifie également qu’ils ont été eux-mêmes obligés de changer. Car je n’ai pas mis mon drapeau dans ma poche. Je ne suis pas identitaire au sens « de souche » du terme, je suis enfant d’immigré, j’ai été moi-même naturalisé à l’âge de un an, je ne manque pas une occasion de le rappeler. Je préconise une assimilation ou une intégration qui s’adresse aux étrangers puisque j’en ai bénéficié moi-même. Si des sites comme Fdesouche adhèrent à mon discours, tant mieux, ça veut dire qu’ils ne sont plus les descendants d’Edouard Drumont ou de Maurice Barrès occupés à dresser un mur insurmontable entre les bons Français et les autres…
Propos recueillis par David Doucet
Retrouvez la chronique audio de cette séquence de Touche pas à mon poke sur le site du Mouv’.
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