A l’occasion de notre dossier consacré à la place des femmes dans l’industrie musicale et le sexisme qui s’y développe, entretien avec Hyacinthe Ravet, musicologue et sociologue, professeure à la Faculté des Lettres-de-Sorbonne et autrice notamment de Musiciennes. Enquête sur les femmes et la musique (Autrement, 2011).
Les témoignages de femmes montrent qu’un climat sexiste au sens large règne au sein de l’industrie musicale. L’avez-vous constaté dans le cadre de vos recherches ?
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Hyacinthe Ravet – Comme dans le monde social en général, on observe en musique des formes de sexisme qui imprègnent les activités au quotidien. C’est bien une question de climat global, de représentations associées de manière générale aux hommes ou aux femmes, de répartition des rôles, mais aussi de hiérarchisation : ce que chacun.e peut faire ou ne pas faire, et ce de manière explicite ou implicite. Tout cela participe d’un sexisme tout à fait ordinaire, lequel est propice à des formes de violences qui peuvent être de divers ordres, et notamment des violences symboliques : par exemple, l’idée que “toi tu peux jouer de tel instrument, toi tu ne peux pas le faire ou plutôt, il vaudrait mieux que tu joues de celui-là”. Cette répartition des rôles avec un certain nombre d’implicites très forts sur la manière dont doit se comporter une femme dans certains milieux pour être reconnue – ou ne serait-ce que pour pouvoir participer -, engendre un climat sexiste, un climat non égalitaire.
C’est une chose que je rencontre également dans le monde de la recherche. Je m’occupe notamment d’une mission égalité que j’ai montée au sein de la Faculté des Lettres-de-Sorbonne-Université, et l’on voit bien que ce n’est pas simple même s’il y a une volonté politique de lutter contre les discriminations : on me dit que ce qui compte avant tout, par exemple, c’est l’excellence, mais comment juge-t-on de l’excellence ? Quels en sont les critères concrets ? On voit bien qu’il y a énormément d’implicites sur le « génie », sur ce qui fait qu’une personne est considérée comme douée, brillante, comme une figure exceptionnelle, mais aussi sur ce que l’on attend d’un homme ou d’une femme dans certaines situations… Et ce que l’on va estimer comme étant les capacités ou les atouts d’une femme dans certains milieux, ou pas.
Je pense que cela est vraiment un des messages à faire comprendre, aussi bien au monde de l’université qu’au monde de la musique : à un moment donné, tous ces implicites-là, ces manières de juger, de catégoriser, etc., font que l’on va attendre des choses qui ne sont pas équivalentes de la part des hommes et des femmes, et que certains vont se permettre de jouer sur le mode de la séduction avec les femmes dans certains cas, plutôt que sur un autre mode. Cela entraîne ces divers types de violences que j’évoquais, aussi bien symboliques, que psychiques ou physiques : tout cela fait système.
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La répartition des postes au sein de l’industrie musicale est très genrée : peu de femmes techniciennes, de nombreuses attachées de presse, etc. Pourquoi ?
C’est ce que l’on observe dans le monde du travail et dans le monde social en général : on va attendre des femmes qu’elles soient davantage du côté de la sollicitude, du care, du soin porté aux autres, et ce en lien avec les représentations associées au rôle « maternel » toujours attendu des femmes… On pense donc qu’elles vont être plus efficaces dans tout ce qui est communication, voire administration, ou encore dans les fonctions minutieuses. C’est un classique : les travaux sur l’histoire du travail des femmes montrent une répartition genrée des tâches dans la plupart des univers professionnels. Par exemple, historiquement, les ouvrières ont été cantonnées à certains types de tâches répétitives, alors que celles qui relevaient d’une plus grande technicité – ce qui implique à la fois une certaine virtuosité et la reconnaissance d’une qualité professionnelle – étaient plutôt situées du côté du « masculin » et réalisées par des hommes.
A un moment donné, il nous faut tenter de dépasser ces représentations, de les transgresser ou de les transformer, pour finalement ouvrir les possibles – pour que les femmes puissent aller vers d’autres modes de faire, d’autres champs d’activité, qui ne sont pas ceux dans lesquels on les attend d’habitude. Et il y a des milieux où c’est extrêmement implicite et fort. C’est pour cela que je vous parlais de ce que l’on appelle le « génie », soit des personnes dont on va reconnaître la dimension exceptionnelle, le charisme singulier. Or, dans les représentations actuelles, il n’y a pas beaucoup de femmes reconnues comme telles. Ou plus exactement, il y en a, mais ce n’est pas à elles que l’on pense immédiatement, ou alors on y songe comme à « l’exception qui confirme la règle »…
En revanche, on pense à elles comme des personnes-ressources pour accompagner, être soutenantes, mettre en valeur, etc. Et cela est extrêmement fort dans les milieux artistiques en général, tout comme dans l’univers de la recherche scientifique. Et pourtant, il y a de « grandes artistes », de « grandes musiciennes », de « grandes chercheuses » ! Ces représentations demeurent extrêmement fortes. Il y a un aller-retour constant entre représentations et pratiques. Certaines choses bougent, qui font bouger les représentations et les pratiques, car il y a des femmes qui réussissent à accéder à tel poste. Mais en même temps, pour que « tout » bouge, à un moment donné, il faut un peu de volontarisme.
C’est ce que je montre dans mon livre Musiciennes, mais aussi dans d’autres travaux : au XIXe siècle notamment, on situait les femmes du côté de l’égérie, de la compagne, de celle qui prend en charge tout le quotidien de l’artiste, lequel peut ainsi se consacrer pleinement à son art. Cela va vraiment de pair avec une manière de voir ce que l’on appelle l’artiste, et cela implique un entourage qui lui permette de l’être. Les femmes, on les situe plutôt aux côtés de l’artiste, que comme occupant la figure de l’artiste. Et elles-mêmes, en situation d’artistes, ont besoin de personnes pour soutenir leur activité. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des femmes soutenues par leur milieu familial et spécifiquement par leur conjoint, mais, par exemple, dans les couples d’artistes, les femmes sont souvent moins reconnues que leur compagnon.
Ce sont des choses que j’ai vraiment vues lors d’entretiens que j’ai menés avec des musiciens et des musiciennes. A un moment donné, si vous sortez un peu des réseaux, ou si vos réseaux sont ceux de votre conjoint, cela n’est pas simple. Cela peut être bénéfique un temps, mais en cas de rupture dans le couple par exemple, cela ne l’est plus du tout. Idem, si un enfant arrive, vous disparaissez quelques mois des réseaux professionnels et cela peut être compliqué d’y revenir ensuite. Et pour peu que la répartition des tâches au sein du foyer ne soit pas équilibrée, cela peut rendre la vie artistique complexe à organiser… Cela n’est pas inéluctable ou lié à la « nature » des femmes et des hommes, c’est une question de division sociale et culturelle du travail. Les femmes sont donc souvent confrontées à de nombreuses questions, qui ne se posent pas forcément dans les mêmes termes pour leurs collègues hommes.
Sur la durée, cela joue sur les carrières : il y a une « mortalité professionnelle » des femmes plus rapide que celle des hommes en musique, en particulier pour les métiers liés à l’intermittence, que ce soit en termes de durée des carrières et d’accession aux positions de pouvoir, ou encore de reconnaissance. Tout cela minore l’accès des femmes aux postes à responsabilité. Les représentations irriguent l’ensemble des dimensions des univers artistiques, au moins autant que l’ensemble des univers de travail en général, alors qu’on pense souvent à la musique ou arts comme des univers « progressistes » ou « innovants » qui seraient relativement épargnés par ce type de préoccupations.
Voyez-vous tout de même des évolutions positives ?
Bien sûr ! Et en même temps, c’est aussi la grande question. On entend souvent que tout va bien pour les femmes aujourd’hui, que tout progresse… en tout cas en France. En effet, si l’on regarde les transformations sociales des cinquante/soixante-dix dernières années, les droits des femmes ont progressé en France. Et, d’ailleurs, ce mouvement est aussi bénéfique aux hommes, car on oublie souvent que ces représentations les enferment également dans des rôles stéréotypés.
Mais rien n’est jamais pleinement acquis. Il suffit de voir la remise en cause du droit à l’avortement en ce moment dans certaines contrées ou certains milieux. Les évolutions ne sont pas linéaires. Dans certains domaines en musique, les choses ont beaucoup bougé : dans les années 1970, au sein des orchestres professionnels français, il n’y avait quasiment pas de femmes. Aujourd’hui, il y en a un tiers dans ces ensembles « permanents » (où les interprètes sont en contrat à durée indéterminée). Elles s’y sont fait une place. Mais, elles n’y sont pas aussi bien représentées que les hommes : même dans les pupitres dans lesquels elles sont majoritaires, elles sont moins souvent cheffes de pupitres que les hommes. Sans parler même des cheffes d’orchestre… Il reste encore beaucoup à faire pour aller vers plus d’égalité, et cela aussi bien du côté des représentations que de celui des pratiques.
Quelles pistes pourraient être selon vous esquissées afin que les choses changent ? Des initiatives telles que SheSaid.so ou un programme de mentorat par La Felin ont été lancées…
Ce sont des initiatives très importantes. Créer des réseaux, rendre visible « l’invisible » tel que l’absence ou la faible présence de femmes dans certains domaines ou à certains niveaux de responsabilité, par exemple, est indispensable. Cela va de pair avec des mouvements comme #MeToo, qui permettent des prises de conscience. Il y a des choses qui ne peuvent plus se dire aujourd’hui de manière aussi banale qu’autrefois ou des situations déniées sont enfin reconnues. “Il n’y a pas tant de violences que ça”, entend (ait)-on : on voit bien que ces violences touchent tout le monde, tous les milieux sociaux, tous les univers.
Il y a donc un effet de prise de conscience et la parole se libère – en partie seulement. Au sein de la faculté où je travaille, on met des dispositifs en place et on essaie de prendre les problèmes à bras-le-corps, par exemple au sujet des violences sexistes et sexuelles, tout en œuvrant à plus de sensibilisation à l’égalité de manière générale. Pour autant, cela n’implique pas que les choses vont se régler en trois secondes et qu’il suffit que la parole se libère pour que tout change rapidement. Ne serait-ce que parce qu’on observe aussi des « retours de bâtons »… On en ferait trop… Par ailleurs, les procédures liées aux violences sont complexes à mettre en place. Cela prend du temps et nécessite des changements de pratiques en profondeur. On constate donc de vraies avancées, mais il faut se donner les moyens d’aller au-delà.
Des outils sont aussi à mettre en place à tous les niveaux : formation, production, diffusion, tous les domaines sont concernés en musique. Certaines personnes pensent qu’on ne devrait pas en avoir besoin, que l’excellence, le « génie » des personnes, suffit à se faire reconnaître, par exemple. Mais quand on voit les difficultés à accéder à certains univers ou postes, on se dit qu’il faut mettre en place des dispositifs de manière volontariste. Ce sont des outils, l’idéal serait de ne pas en avoir besoin, mais, à un moment donné, c’est ce qui permet aussi que les choses avancent concrètement.
A quels types d’outils pensez-vous ?
C’est une grande question : est-ce qu’il faut des quotas ? des incitations monétaires, par exemple ? Encore une fois, il s’agit d’outils qui contribueront peut-être à faire un peu bouger les choses, l’idéal étant que l’on n’en ait plus besoin à terme. On voit bien que dans certains domaines, cela suscite de nombreux débats : pour les jurys et décerner des prix, faut-il que ce soit paritaire et à raison de telle proportion ? Cela crée des débats infinis, notamment dans les milieux où il n’y a pas beaucoup de femmes. Celles qui sont présentes peuvent être sursollicitées et cela peut se révéler compliqué à mettre en place, sans parler même du principe sur lequel tous et toutes ne s’accordent pas. Excepté qu’à un moment donné, l’humanité est plurielle et qu’on ne peut laisser sciemment de côté la moitié d’entre elles. Pour moi, la parité est un outil qui permet d’aller vers plus d’égalité. Et c’est au moins une manière de rendre visible le fait qu’on veuille qu’il y ait une attention à plus d’égalité. Après, ça n’est pas non plus suffisant : si un jury n’est pas assez formé par exemple à ce type d’expériences, dans certains cas cela ne fonctionne pas.
C’est pour cela que je dis que tout fait système. C’est une question qui est globale, il y a vraiment énormément de pliures, de feuilletages dans cette affaire. Les formes de sexisme ordinaire, mais aussi le racisme qui s’y conjugue souvent, sont ancrées dans les gestes les plus quotidiens, dans les corps et pas seulement dans les têtes. Mettre en place des outils volontaristes concomitamment à de l’information et de la formation représente un véritable enjeu pour aller – en tout domaine – vers plus d’égalité.
Propos recueillis par Amélie Quentel
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