A l’extérieur, ce sont des hommes, hétéros, aux vies assez tranquilles. Ce n’est qu’une fois dans leur intimité qu’ils se transforment en femme aux traits de poupées gonflables et courbes affolantes. Ils pratiquent le female masking. Rencontres à découvert (ou pas) pour savoir qui se cache derrière ce phénomène mondial.
C’est un rituel précis, appliqué. Quasi religieux. Nous sommes en plein week-end, quelque part en Finlande. Un jeune homme est seul devant son miroir, dans le silence de sa chambre. Il ouvre une grosse boîte d’accessoires et de costumes puis commence lentement à enfiler une culotte rembourrée. Il se coule ensuite avec application dans une paire de collants. “Ils m’aident à affirmer la forme des hanches et des fesses. En général, c’est à ce moment-là que je commence à bander”, raconte-t-il sans complexe.
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Comme un sculpteur à l’œuvre, il se dessine ensuite une poitrine en s’installant sur le torse un soutien-gorge rempli par de faux seins à la taille impressionnante. Il a tout juste 28 ans, et même s’il en rêve souvent, il n’a pas encore assez d’argent pour pouvoir se payer un faux vagin. Pourtant, au fil de l’agencement de son déguisement, la transformation du jeune Finlandais se fait de plus en plus frappante. Après avoir enfilé une combinaison intégrale couleur peau, il s’habille d’une robe de soubrette et enfile calmement sur sa tête un masque de latex sur lequel est dessiné un visage de femme maquillée à outrance. En quelque trente minutes, il devient Yohanna, une bimbo de plastique au regard froid. Il se sent bien.
“J’ai l’impression de me cacher à l’intérieur de Yohanna. Un frisson me parcourt à chaque fois que je vois cette poupée qui me fixe dans le miroir.”
Pour ne pas assister à cette étrange métamorphose, sa compagne a changé de pièce. Car même s’il lui arrive de lui prêter des habits ou de l’aider à enfiler son masque, elle n’a jamais vraiment réussi à comprendre le drôle de délire de l’homme avec qui elle vit. En attendant, les yeux rivés au poste de télévision, peut-être se dit-elle qu’elle aurait préféré tomber amoureuse d’un être un peu plus “normal”.
« J’aime les femmes, mais j’aime aussi pouvoir en être une »
Pourtant, Yohanna n’est pas seule. Un peu partout dans le monde, Leslie, Tania, T-Vyrus, Rubberfemme et d’autres forment la communauté de ceux que l’on appelle désormais les maskers ou les living dolls. De l’Angleterre aux Pays-Bas en passant par la France ou les Etats-Unis, tous se distinguent par des âges et des milieux sociaux différents, mais ont pour point commun d’être des hommes hétéros pratiquant le female masking.
“J’aime les femmes, mais j’aime aussi pouvoir en être une. Je n’estime pas être né dans le mauvais corps, mais je veux pouvoir en changer quand bon me semble”, explique, par exemple, Leslie, masker de 47 ans originaire d’Oxfordshire en Angleterre. De son côté T-Vyrus, un New-Yorkais de 36 ans, nuance la chose :
“Quand je me regarde dans le miroir, je me sens parfois un peu triste car je pense à quel point j’aurais pu être une jolie fille plutôt qu’un garçon moche et un peu paumé.”
Devenir à son tour cette poupée
Pour remédier à cette envie ponctuelle de changer de sexe, les maskers poussent donc l’art du travestissement jusqu’à l’absurde, se transformant non plus en femme, mais en un fantasme hétéro de femme-objet souvent proche de la poupée gonflable. Sociologue spécialisé dans le fétichisme et auteur de More than Life – Du romantisme aux subcultures sombres aux éditions Rouge Profond, Philippe Rigaut analyse le phénomène :
“Le female masking introduit un mouvement spécifique par rapport à une fantasmatique très présente dans les imaginaires érotiques déviants et les productions culturelles et esthétiques qui leur sont liées : celle de la femme artificielle, que l’on trouve dans la célèbre nouvelle d’E.T.A. Hoffmann, L’Homme au sable, puis chez Hans Bellmer, ainsi que dans le registre de la science-fiction, avec le film d’Alex Garland, Ex Machina. En effet, il ne s’agit plus ici pour l’homme de rêver à une compagne synthétique, mais d’incarner celle-ci : de devenir à son tour cette poupée, cet objet de fantasmes si particulier.”
Un fantasme pourtant souvent incompris par leur entourage, qui pousse les maskers à se retrouver sur des sites internet, comme le pionnier maskon.com ou le plus actuel rubbersisters.com. De quoi former une véritable communauté web animée par des figures de proue, des références incontournables (le film Mission: Impossible et son héros masqué) ou des événements spécialisés comme le Rubber Doll World Rendezvous qui réunit chaque année dans le Minnesota les maskers du monde entier.
Maskers vs le monde
Leslie fait partie de ces maskers désormais bien connus du milieu. Et si cela fait maintenant presque dix ans que le quadragénaire anglais qui anime cette poupée essaie d’expliquer à sa femme et ses proches sa passion pour les masques, il doit bien reconnaître que le female masking reste encore assez mal vu :
“J’ai eu quelques problèmes sur les réseaux sociaux. Les gens semblent penser que sous prétexte que je suis une poupée, je voudrais qu’ils m’envoient des photos de leurs bites… Il faut qu’ils comprennent que Leslie n’est pas réelle. Je veux bien être leur amie, mais rien de plus.”
Cela dit, planqués derrière un regard de glace et une poitrine immanquable, les maskers ont de quoi impressionner leur public et occasionner quelques réactions excessives. Conséquence directe, presque tous veillent scrupuleusement à conserver l’anonymat et très peu se sont déjà essayé à une promenade dans la rue en costume d’apparat. Pourtant, le sociologue Philippe Rigaut rappelle que la culture des living dolls ne s’appuie pas réellement sur le principe de subversion :
“Celui pour qui le female masking possède un ancrage psychologique profond est motivé par une exigence de retour à soi-même qui peut rendre la dimension jouissive de l’acte de transgression assez secondaire.”
C’est d’ailleurs plutôt davantage une forme de curiosité lubrique qu’exerce sur leur public les quelques maskers osant s’aventurer en dehors de chez eux. “Il faut toujours être en groupe pour sortir dans la rue, sinon les gens voient ça comme une invitation à te toucher”, explique Madieanne, une dominatrice SM hollandaise, longtemps maîtresse de Kim Netto, l’un des maskers les plus célèbres du milieu.
“Pour moi, c’est de l’art”
La formidable force visuelle qui se dégage des masques des living dolls est précisément ce qui motive certains artistes à de brèves incursions dans le monde du female masking. En 2014, le chanteur Ariel Pink accompagnait par exemple la sortie de son album Pom Pom du clip de Picture Me Gone mettant en scène plusieurs maskers. Tout au long de cette vidéo à la beauté troublante, trois poupées vivantes s’évertuent à mener une vie normale malgré leurs apparences plastiques, questionnant au passage le grand public sur sa capacité à accepter l’altérité physique la plus brute.
“Oui, j’ai déjà vu cette vidéo”, rétorque Leslie à l’évocation du clip du chanteur californien.
“Il y a dans ces visages quelque chose de parfait, sans émotion, ni sentiment ni âge. J’aime penser que le female masking est un art. Beaucoup de gens considèrent ça comme du simple fétichisme ou de la perversion, mais il y a une certaine beauté dans le fait de se transformer en poupée. Ça me rappelle une citation d’un vieux site de masking qui disait : ‘Derrière mon masque, je ne suis plus moi-même mais quelqu’un d’autre… De beaucoup plus excitant… Le latex lisse ton visage… Tu es aspiré vers l’intérieur.’ Pour moi, c’est de l’art.”
Contrôler jusqu’à son genre sexuel
A des centaines de kilomètres de l’Angleterre de Leslie ou de la Finlande de Yohanna, Rob s’ennuie devant son ordinateur, quelque part au fond de la Serbie. A 42 ans, ce geek en surpoids a découvert le female masking par l’intermédiaire du jeu vidéo Second Life, un monde virtuel dans lequel se retrouvent bon nombre de membres de la communauté fétichiste.
“Ce qui m’attire surtout, ce sont les rapports de soumission. J’ai été en relation avec une dominatrice qui recherchait avant tout des femmes esclaves. J’ai donc essayé de lui donner ce qu’elle voulait. J’aime le sentiment d’anonymat, la perte d’identité et la déshumanisation liés à tout ça. J’aime aussi le fait qu’elle puisse contrôler jusqu’à mon genre sexuel. Et maintenant, je sens que toutes ces idées ont grandi en moi.”
Rob ponctue sa phrase d’un smiley. De toute évidence, il aimerait aller plus loin. Seulement voilà, avec son maigre salaire serbe de 300 euros par mois, il ne peut absolument pas investir dans ce fétichisme coûteux. En attendant l’augmentation providentielle qui lui permettrait enfin de jouer à la poupée, Rob pianote sur son ordinateur et fixe l’écran tel un miroir. Sur les réseaux sociaux, son unique photo de profil est une image extraite d’un épisode de South Park. On y voit un homme, bedonnant et mal rasé, attablé devant un clavier et une souris d’ordinateur. Derrière ses lunettes de travers, le regard est vide, sans émotion, ni sentiment ni âge. Un masque qui n’attend qu’à tomber, pour laisser apparaître un visage à la peau douce comme du plastique. 
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