En France, un ado peut légalement faire l’amour dès 15 ans, mais n’a pas le droit de voir un porno avant 18 ans. Paradoxe ou protection indispensable ? Entre sociologues et pédopsychiatres, les avis divergent sur l’impact du porno sur les mineurs.
“Pour mes recherches d’exposé sur le sexe, j’ai simplement piraté l’ordinateur du collège.” Déjouer la vigilance des filtres antipornographie imposés au nom de la protection des mineurs est un jeu d’enfant pour Roxanne, 15 ans, et probablement pour la majorité des préados et ados de sa génération. C’est au nom de cette même protection que les commissaires de l’exposition Présumés innocents : l’art contemporain et l’enfance seront jugés en correctionnelle pour “diffusion d’images pornographiques”, neuf ans après l’exposition.
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La plainte émane d’une association de protection de l’enfance qui, au nom d’un prétendu caractère pornographique, cherche à bannir de l’espace public le sexuel pour le renvoyer dans l’enceinte privée du couple. Les tenants de l’ordre moral se crispent aujourd’hui sur les dernières chapelles qu’ils peuvent influencer, dans un monde où internet a fait exploser les murs construits pour séparer le monde des enfants de celui des adultes. “C’est très facile de visionner des pornos. Tout le monde connaît les principaux sites : youporn.com et redtube.com”, explique Mathieu, 14 ans. A défaut de tests biométriques, l’attestation de majorité pour accéder à YouPorn se fait sur l’honneur d’un simple clic. “Le sexe est une banalité sur le net, j’en vois tous les jours du plus ou moins hard”, confirme Roxane.
Les parents s’affolent mais les polices des moeurs n’y peuvent plus rien. Censurer la pornographie au nom de la protection des mineurs, alors que ceux-ci s’octroient cette liberté à la demande pendant que leurs parents cachent péniblement leurs Penthouse sous le matelas, a-t-il encore un sens ? Pourquoi est-il légal, en France, de faire sexuellement tout ce que l’autre consent dès 15 ans et interdit de voir un porno avant 18 ans ? “Ce ne sont pas les images qui me choquent mais leur quantité et leur facilité d’accès”, confie Cécile, 14 ans. La profusion numérique inquiète ainsi les pédopsychiatres, déjà peu amènes à prescrire du porno pour ouvrir les chakras de leurs jeunes patients. “Autrefois, l’accès à la pornographie était limité. Au cinéma, il fallait une pièce d’identité”, note le pédopsychiatre Pascal Hachet (1). Un jeune de 10 ans sur deux aurait déjà vu une image porno aujourd’hui. “Une exposition répétée avant le premier rapport sexuel, même chez des sujets a priori sains, est déconseillée, car elle risque de fausser leur capacité à vivre le rapport normalement”, développe Pascal Hachet, avant de continuer : “Cela peut les inhiber en leur donnant des complexes alors qu’ils cherchent des éléments de comparaison.”
C’est l’effet de mimésis qui inquiète particulièrement certains spécialistes. Pour Pascal Hachet, le porno pourrait pousser les jeunes esprits influençables à imiter “la manière dont sont considérées les femmes, jusqu’au risque d’imposer des rapports sexuels en groupe”. Figures sexuelles acrobatiques imposées, éjacs faciales, mensurations hors normes, les jeunes ados inexpérimentés incapables de faire la différence entre réalité et représentation reproduiraient les séquences porno ultra codifiées. “Les images s’imposent comme une obsession, comme un syndrome posttraumatique : soumission, pénétration, rapport sexué de domination marquent la relation à l’autre”, analyse le pédopsychiatre Philippe Jeammet (2). Le sociologue Michel Bozon (3) n’est pas de cet avis : “Les représentations explicites de la sexualité n’ont pas d’impact direct sur la vie sexuelle des jeunes. Elles servent à l’élaboration de fantasmes ou de productions mentales.” Le sociologue explique que les spectateurs, même jeunes, ne sont pas de simples “imitateurs conditionnés” et que l’information est toujours “filtrée”.
“Le discours des gamins sur le porno est distancié. Ils savent que c’est du cinéma. Jamais leurs propos sur la sexualité ne sont teintés de pornographisme”, témoigne la sociologue Isabelle Clair (4) qui mène des enquêtes qualitatives sur la sexualité des jeunes en banlieue et actuellement dans les communes rurales. “Je sais que ces films ne représentent en rien les vraies expériences sexuelles et qu’ils font paraître les femmes comme des nymphomanes”, décrit Christophe, 15 ans. “Je sais que ce n’est pas la réalité. Certains films sont malsains et choquants. La femme est un objet sexuel. C’est humiliant”, s’offusque Roxanne. “C’est sûr que le porno n’aide pas à voir les femmes autrement que comme des objets sexuels. Mais il n’y a pas que lui ! Les filles n’ont pas besoin d’en regarder pour subir un rappel à l’ordre”, précise Isabelle Clair. Les discours marketo-publicitaires en regorgent parfois jusqu’à la nausée ou l’absurde. Plus que les images porno, c’est d’ailleurs “la mode vestimentaire” et “les décolletés de plus en plus bas” qui inquiètent Cécile. Quels fantasmes projettent les parents et la société sur ces jeunes ados de plus en plus sexués ?
Les pédopsys, en soignant les maux adolescents, soignent aussi ceux de leurs parents. “En contact avec des jeunes “à problèmes”, ces thérapeutes tendent à généraliser leur expérience clinique et à donner une caution scientifique à la préoccupation des adultes qui ne contrôlent plus les jeunes et leur vie sexuelle”, affirme ainsi Michel Bozon. Les dangers du net, pédophilie et prostitution infantile en tête, font la une des magazines, reléguant l’enfer des tournantes aux oubliettes. Certains journalistes furent surpris d’apprendre dans une enquête de l’Ined (Institut national d’études démographiques) que “l’âge moyen du premier rapport est à peu près stable depuis trente ans (17,2 ans pour les garçons et 17,5 pour les filles)”, raconte Michel Bozon. Pour Nathalie Bajos, coauteur de l’enquête, les sociétés sont traversées par un “mythe récurrent” selon lequel “parler de sexe aux jeunes leur donnerait des idées, comme si la sexualité était déterminée”. “Cette stabilité, traitée dans la presse du point de vue des parents, a aussi permis de les rassurer”, nuance Isabelle Clair.
Les discours psys sont loin d’être neutres. Philippe Jeammet explique ainsi que “c’est l’absence de sentiments, de beau dans le porno, cette volonté de merdifier la sexualité qui risque de faire penser que le sexe se réduit à un côté mécanique”. Encore une fois, le sociologue Michel Bozon s’oppose : “Ce romantisme amoureux obligatoire est un carcan très fort, générateur de maint rapport névrotique à la sexualité, et est en tout cas extrêmement sexiste : il s’adresse avant tout aux femmes et se présente plus pour elles comme une obligation morale et sociale que comme un choix. Ce qui est condamné, c’est peut-être aussi la représentation de femmes très actives sexuellement, qui est plutôt ce que montrent les pornos.” Difficile à comprendre de la part d’une génération qui s’est battue pour différencier amour et sexe, qui le vit, mais le refuse aujourd’hui à ses enfants. Ce comportement un tantinet mesquin masque mal un retour de bâton moral chez une génération certes libérée, mais aussi traversée par les années sida, la figure du pédophile et la “juridiciarisation” des actes sexuels des années 80 et 90.
“Malheureusement, nous avons peu de moyens d’interdire l’intrusion par la pornographie du monde sexuel des adultes dans celui des enfants et jeunes ados”, se désole Philippe Jeammet. Pascal Huchet rapporte ainsi qu’une ado trouvait normal que plusieurs hommes s’intéressent à elle simultanément “sachant, grâce aux pornos, que la sexualité multiple existe”. “Les garçons n’ont pas été brutaux”, tient-il à préciser, comme s’il allait de soi qu’ils le seraient. “Un des moyens de contrôler les images porno obsédantes est de retrouver un rôle actif en exerçant un contrôle pervers sur l’autre”, diagnostique Philippe Jeammet. Le porno serait la porte ouverte aux perversions. “Le X montre ce que nos parents et profs ne nous diront jamais”, soutient Roxanne. A l’inverse des pédopsys, le philosophe Ruwen Ogien 5 pense que “le porno peut être instructif. Il peut permettre à toutes sortes de désirs et de pratiques sexuelles minoritaires (homosexuelles, échangistes, sadomasochistes, fétichistes) ou majoritaires mais toujours “honteuses” (masturbation) de “sortir du placard”. Pour ne pas avoir à dire qu’ils se masturbent, “les ados disent qu’ils regardent des pornos pour apprendre”, témoigne Isabelle Clair. Mathieu avoue à demi-mot “regarder pour les sensations que ça procure”, pendant que seulement 10 % des femmes de 18-19 ans déclarent se masturber régulièrement (enquête Ined).
L’autonomie grandissante des jeunes et la disparition des frontières générationnelles ne se fait pas sans réflexes conservateurs de la part des adultes, qui réassignent les jeunes à deux figures contradictoires : “la victime” et “la classe dangereuse”. La “pathologisation” ou la “criminalisation” des goûts et comportements des préadolescents et adolescents ne s’est d’ailleurs jamais limitée à la pornographie. BD, rock, jeux vidéo ou raves ont tous subi les foudres des lois et règles parentales. “Faites officiellement pour protéger la jeunesse, conclut Ruwen Ogien, elles semblent souvent servir, en réalité, à protéger les adultes de la jeunesse.”
1. Auteur de Peut-on encore communiquer avec ses ados ? (In Press, 2004)
2. Auteur de Pour nos ados, soyons adultes (Odile Jacob, 2008)
3. Directeur de recherches à l’Institut national d’études démographiques (Ined), un des auteurs de l’ouvrage de référence Enquête sur la sexualité en France (La Découverte, 2008),
4. Auteur de Les Jeunes et l’Amour dans les cités (Armand Colin, 2008)
5. Auteur de Penser la pornographie (PUF, 2008)
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