Dans le cadre du “Summer of the 90’s » sur Arte, Loïc Prigent décortique la mode de l’époque : bling et grunge.
Comment réactiver les souvenirs enfuis des années 90 sans passer par le filtre culturel ? La programmation spéciale d’Arte, Summer of the 90’s (du 19 juillet au 24 août), présentée par le compositeur et producteur de musique électronique Laurent Garnier, repose sur cette conviction que la peinture d’une époque se déploie à partir de l’évocation des objets pop qui l’ont traversée. Parmi les traces de cette décennie, répertoriées à travers douze soirées, la mode reste l’une des plus éclairantes : de la rue aux podiums, les silhouettes impriment les motifs à la fois futiles et marquants de la décennie.
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C’est à ce geste d’exhumation que se livre Loïc Prigent dans La Mode des années 90, série de pastilles documentaires de dix minutes. Identifiant six motifs essentiels – “sexy, no limit, bling, grunge, street, minimal” –, le réalisateur entremêle des dimensions contradictoires, comme si aucun fil solide ne pouvait rassembler les élans contrastés des podiums sens dessus dessous. C’est pourtant dans cet enchevêtrement à la fois anarchique et articulé que Loïc Prigent dessine une vraie cohérence.
Dans une série documentaire, déjà diffusée sur Arte il y a deux ans, Fashion!, Olivier Nicklaus avait résumé la mode des années 90 à sa dimension “antifashion”, caractérisée par l’apparition d’une génération obsédée par la déconstruction, la mode grunge, sombre, en opposition aux paillettes des années 80. De Yohji Yamamoto à Rei Kawakubo, d’Anne Demeulemeester à Martin Margiela, on retrouve ces figures dans les deux volets “grunge” et “minimal” de Prigent, qui rappelle que “le beau, c’est la crasse” : “le grunge devient glamour, c’est-à-dire ‘glunge’”. Les années 90 correspondent en mode à ce “moment de rage, de refus, de trépignation” identifié par le critique Olivier Zahm, en écho à la furie de Nirvana, sur laquelle revient un documentaire un peu trop lisse, Kurt Cobain, une overdose de gloire (le 19 juillet, à 22 h 30).
Le grunge procède aussi du minimal, tendance forte dans ces années où domine l’idée que tout est à reprendre à zéro et que le rien est déjà un tout. Le refus de la décoration, du frivole, le sens du détail s’imposent avec Helmut Lang et Jil Sander en prophètes du minimalisme chic. Un défilé reste comme un moment fondateur : celui de Margiela pour Hermès en 1998. Pour autant, observe Prigent avec sa malice légendaire et son sens du plan large, le minimalisme et la radicalité austère ne peuvent résumer à eux seuls le paysage de la mode des années 90, encore marquée par la queue de comète des années 80.
Le big bang du bling
Le tropisme de l’excès imprime aussi ces “nineties” : l’exagération, l’hyper-ostentatoire, les ongles en or, les broderies au kilo, le baroque chargé, les robes qui coûtent mille Smic, les fourrures en pagaille se déploient sur les podiums, transformés en cash-machines et en lieux de fantasmes pour élites fortunées. Plongeant dans les archives, Prigent avoue avoir été lui-même surpris par cette résonance insistante du “bling” alors très présente, avant que les années 2000 ne le consacrent dans un système global totalement assumé par les marques de luxe.
Mais, plus intéressante que cette aspiration pour le bling, c’est la manière décomplexée de dépasser les limites du bon goût autorisé qui reste l’une des plus drôles imageries des années 90. “No limit”, la mode de l’époque se livra à une série de dérapages contrôlés, réfléchis, comme si le n’importe quoi et la surenchère du moche formaient la règle d’un jeu nouveau : celui du kitsch. Les vestes de costume trop larges, les gilets multicolores, les boucs à la Big Lebowski, les tissus imprimés criards, les plumeaux sur la tête comme chez Jean Paul Gaultier, les talons de hauteur différente comme chez Jeremy Scott : la mode s’emballa dans une provocation inoffensive, portée par le désir de l’exploration.
Comme le remarque la rédactrice en chef de Vanity Fair, Anne Boulay, “ce qui choque alors, ce n’est plus le sexe, mais le mauvais goût”. Ce qui n’empêcha pas la mode d’être aussi très “sexy”, “perchée sur des talons très hauts”, à la (dé)mesure des Wonderbra d’Eva Herzigová, Gisèle Bündchen ou Laetitia Casta. On dézippe tout, on ouvre les boutons, on assume la transparence, on exhibe son cul, ses seins, son nombril, son dos, on goûte au latex… La mode ressemble à un immense strip-tease pour “oublier qu’on ne pouvait plus baiser”, en ces années traumatisées par le sida.
Attentif à tous les détails qui, dans leur imbrication même, complexifient l’imagerie trop simple de la mode des années 90, Loïc Prigent décadre chacun de ses axes pour en dévoiler à chaque fois la face cachée. Comme s’il s’amusait lui-même à se contredire, pour mieux rappeler que la mode reste un jeu dont les règles et les codes se sont transformés à vitesse accélérée à partir des années 90. Son ivresse à lui consiste à rire de ce spectacle outré tout en saluant ses numéros les plus créatifs.
Fashion Summer of the 90’s tout l’été. Première émission samedi 19, 22 h 20, Arte (La Mode des années 90 ; Kurt Cobain, une overdose de gloire ; Freddie Mercury Tribute Concert)
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