A Istanbul, récit du procès de la romancière Asli Erdogan.
Une pluie torrentielle, un vent qui souffle en rafale : la météo apocalyptique n’a pas découragée deux cent proches, sympathisants, journalistes et diplomates de venir ce matin au palais de justice de Caglayan (Istanbul) pour assister au procès d’Asli Erdogan. L’écrivaine et huit autres collaborateurs du journal kurde Özgür Gündem sont jugés ce mercredi 29 décembre, pour « appartenance à une organisation terroriste » et « atteinte à l’intégrité de l’Etat ». Leur délit ? Avoir écrit, édité, publié ou traduit dans ce journal, accusé par le pouvoir depuis le coup d’Etat manqué cet été de soutenir la rébellion armée du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). L’auteure et la linguiste Necmiye Alpay étaient détenues depuis quatre mois à la prison pour femmes de Bakirköy. Tous risquent la réclusion à perpétuité.
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» C’est n’importe quoi, on est ici pour faire notre métier ! »
On a pu faire le voyage depuis Paris avec le comité de soutien qui s’est monté ces dernières semaines, organisant des événements (lectures, exposition) pour sensibiliser le public français. On les retrouve ce matin, notamment Tieri Briet, auteur et Valérie Manteau, éditrice, ancienne de Charlie Hebdo. Sont aussi présents des diplomates français, suisses, suédois, son éditeur allemand, une représentante d’Amnesty International. Devant la salle d’audience c’est la foire d’empoigne. La police fait face à la foule. Elle a dressée une barrière, fait entrer certains au compte-goutte, laisse d’autres poireauter.
Beaucoup de journalistes restent bloqués, notamment les Turcs. Zeynep, qui travaille pour plusieurs journaux, engueule les flics: « C’est n’importe quoi, on est ici pour faire notre métier ! ». Elle a l’habitude de ce type de situation, trop fréquente en Turquie, sait quoi faire: le blocus, la pression. Une proche d’Asli sort nous informer de ce qui se passe à l’intérieur. Le juge lit pour l’instant les charges : 38 pages d’accusation délirantes. Six accusés ne sont pas présents. Quatre sont à l’étranger tandis que Zana Bilir Kaya et Inan Kizilkaya, directeur de publication et rédacteur en chef, n’ont pas été transférés de leur prison. Version officielle : la route serait bloquée à cause des intempéries. Version officieuse: ils n’auraient pas été emmenés volontairement.
Au bout de trois heures, la patience d’une femme qui parlemente avec les policiers en notre faveur et la gentillesse de Tieri Briet, sorti pour laisser la place nous permettent enfin de rentrer. Les avocats de chacun des accusés plaident l’un après l’autre. Plusieurs d’entre eux citent Voltaire. Ils font souvent preuve d’éloquence, de courage et de témérité.
« Ce procès est une farce montée de toutes pièces, s’emporte l’avocate d’Erdogan. Si ces gens sont des terroristes, ils travaillent pour ce journal depuis cinq ans. Pourquoi avez-vous attendu aussi longtemps pour les arrêter ? ».
Le juge la coupe, s’impatiente : « ça prend trop de temps ». « Si vous bafouez la justice, lui lance l’avocate, un jour, vous pourriez, vous aussi, vous retrouver à la place des accusés. » « Serait-ce une menace? » rétorque le juge. Des photocopies de la défense d’Asli Erdogan, quatorze pages manuscrites, circulent dans la salle. « Je vais faire comme si les lois existaient » commence ce texte poignant. A dix-sept heures le procureur conclut: il recommande la liberté provisoire pour Asli Erdogan et Necmiye Alpay.
Aucune preuve tangible
Il n’y a de fait aucune preuve tangible de l’appartenance des accusés au PKK. Quand aux articles à l’origine du procès, aucun ne défend les actes terroristes de l’organisation kurde. Les textes d’Erdogan sont d’ailleurs de nature poétique, mêlant littérature, politique et vécu personnel (un recueil sera publié bientôt par Actes Sud).
« Ce qui fait peur au pouvoir, explique Can, juriste spécialiste des droits de l’homme en Turquie, ce sont les reportages sur les crimes commis par l’armée dans la partie kurde de Turquie. »
C’est peut-être pour cela que le rédacteur en chef Kizilkaya reste en prison : lui pourrait continuer, s’il était libre, à enquêter. Depuis le début de la purge du président Erdogan, trois mille journalistes ont d’ailleurs perdu leur emploi en Turquie, cent quarante-huit sont en prison.
Après cinq minutes de délibération à huit clos, on appelle la défense. Des cris de joie retentissent : les juges ont décidé d’appliquer le verdict recommandé par le procureur. Asli Erdogan et Necmiye Alpay sont libres. Emue, la mère d’Erdogan se réjouit d’aller chercher sa fille à la sortie de la prison ce soir. Une liberté provisoire cependant : huit des neufs accusés devront revenir de nouveau devant le tribunal le 2 janvier, et risquent toujours la perpétuité… Quelques heures plus tard, on apprend l’arrestation d’Ahmet Sik, auteur et collaborateur au quotidien de l’opposition Cumhuriyet. « Cela ne s’arrête jamais ici » soupire Yavuz. Cet artiste venu d’Ankara songe désormais, comme tant d’autres, quitter le pays pour s’installer à l’étranger.
Yann Perreau
Le comité de soutien Free Asli Erdogan reste mobilisé en attendant le procès du 2 janvier. Il a ouvert une cagnotte pour aider le comité turc et les avocats de la romancière.
Actes sud publie début janvier Le silence même n’est plus à toi, recueil de ses chroniques et textes publiés notamment dans le journal Özgür Gündem (traduction du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, janvier 2017, 176 pages, 16,50 euros).
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