Gloria Steinem (journaliste), Abdellah Taïa (écrivain) et Golshifteh Farahani (actrice) analysent la situation et tentent d’imaginer les contours de la résistance. Entre abattement et espoir.
Gloria Steinem, journaliste et féministe américaine. Elle a affiché son soutien à Hillary Clinton. Cofondatrice de Ms. Magazine, elle a également un site perso.
Trump est extrêmement dangereux. Notre démocratie peut-elle supporter un Président aussi instable et narcissique ? Il est de notre devoir de nous mobiliser. J’apprécie vraiment l’aide – et les manifestations de soutien – qui nous parvient du monde entier. Bien sûr, l’extrême droite connaît des résurgences ailleurs qu’aux Etats-Unis.
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“Une politique basée sur la peur”
Mais, autant que je sache, Trump en est le représentant le plus instable psychologiquement. Nous assistons à la terrible démonstration d’une politique antidémocratique, anti-égalitaire, anti-immigration, basée sur la peur. Il y a une chose que j’espère de cette présidence : qu’elle donne un si mauvais exemple que le reste du monde prendra conscience qu’il ne faut pas laisser l’extrême droite gouverner.
propos recueillis par Clémentine Spiler et Anne-Charlotte Dancourt
Abdellah Taïa, écrivain et auteur marocain. Il est l’auteur d’une lettre intitulée L’Homosexualité expliquée à ma mère (2007).
Il ne faut pas se tromper : il n’y a pas en ce moment que Donald Trump qui n’aime pas les musulmans et qui veut construire des murs et des murs. Il n’y a pas que ce monsieur américain fou qui nous pousse vers le suicide collectif. Le mot “danger” est désormais banal. Très en-deçà de la réalité terrifiante de notre monde.
On est entré dans une zone qui relève de la pure science-fiction, bien au-delà de ce que George Orwell a imaginé, prédit. Une zone où la vérité ne compte absolument plus. Où les mots ne pèsent plus rien. (…) On est entré dans le règne de l’insensibilité. Nous sommes des “sans cœur” à présent. Et j’entends déjà certains protester contre cette expression.
La semaine dernière, j’ai vu cette vidéo effrayante, qui résume toute l’horreur que nous vivons en ce moment. A Venise, un jeune réfugié est en train de se noyer dans le Grand Canal. Non loin de lui, un bateau-bus rempli d’au moins cent touristes. Ils n’ont rien fait pour le sauver. Ils ont assisté au spectacle de sa mort comme on assistait avant, du temps des Romains, au spectacle des gladiateurs. On se délecte de voir des êtres humains se faire tuer. On jouit. On est heureux. Vive l’humanité!
“On en est là. On a autorisé ce retour de la haine”
On en est là. Les musulmans sont attaqués par Donald Trump. Muslim Ban. Et cela évidemment ramène à la mémoire d’autres images, d’autres tragédies que les hommes d’aujourd’hui donnent l’impression d’avoir oubliées. Les Juifs. Les dénonciations. Les trains. Les camps. L’abjection. Au cœur même de la civilisation occidentale. L’Europe.
On en est là. On a autorisé ce retour de la haine. On n’a rien fait pour stopper ce mal avant qu’il ne gangrène les sociétés et qu’il ne devienne un programme politique “sérieux” entendu matin et soir dans les médias. C’est devenu banal. On attaque les musulmans, on attaque l’islam, et c’est normal. (…)
Donald Trump n’est que le symptôme d’un mal occidental plus grand. Bien sûr, il faut lui résister, protester avec vigueur comme le font les Américains en ce moment. Mais cela ne devrait pas nous dispenser de cette chose essentielle : nous remettre tou-te-s en question. Ici en Europe, aux Etats-Unis, comme ailleurs.
“Les partis de gauche ont abandonné leurs idéaux”
Que les partis de gauche fassent sérieusement leur autocritique. Et qu’ils assument leurs responsabilités dans ce désastre. Qu’ils nous disent pourquoi ils ont abandonné les pauvres, le peuple d’en bas. Pourquoi ils se sont figés, éloignés des véritables questions de société. Pourquoi ils ont abandonné les idéaux de gauche. Pourquoi ils n’acceptent plus qu’on les critique d’une manière frontale.
Cela fait mal de regarder les informations chaque jour. Il n’y a plus d’horizon. Plus d’espoir. Plus de personnage politique capable de se lever avec détermination pour nous sortir de nos cauchemars modernes dans ce monde postcolonial. Un homme (ou une femme) qui impose une voix juste sans diviser, sans donner l’impression qu’il parle à une frange particulière de la population. Un homme qui nous sorte de cette torpeur. De cette dépression. De cette pulsion de mort. De ces tempêtes meurtrières. De ces discours qui veulent pour de vrai qu’on entre dans le “choc des civilisations”. Un homme qui protège les minorités, va avec elles dans leur chemin nécessaire pour obtenir leurs droits, mais sans pour autant oublier les autres, les classes populaires qui souffrent elles aussi et qu’on ne cesse d’invisibiliser.
Donald Trump n’aime pas les musulmans. Mais, il faudra le préciser encore et encore, il n’aime pas aussi plein d’autres gens. Ce monstre politique, c’est l’Occident qui l’a créé. Et les pièges qu’il ne cesse de nous tendre existaient déjà bien avant qu’il ne soit élu président des Etats-Unis.
Golshifteh Farahani est actrice. Elle possède la double nationalité iranienne et française. Entretien.
Comment ressentez-vous l’impact des récentes décisions du nouveau président des Etats-Unis ?
Le problème est que les décisions que prend Trump vont encore retourner l’imagination des gens. Là, quand on dit Iranien ou Syrien, on pense tout de suite au terrorisme, à l’islamisme radical. Pendant la présidence d’Obama, tout était un peu plus calme. Les perceptions des gens étaient plus apaisées. La peur et la nervosité sont de retour.
Est-ce que cela a entamé votre désir de tourner des films là-bas ?
De toute façon, je dois y retourner bientôt pour un film. Heureusement, j’ai pu faire valider mon visa à l’ambassade et tout est en ordre.
Avez-vous senti une différence dans la perception des gens ?
Une partie de ma famille habite là-bas. J’ai vécu de longs mois aux Etats-Unis mais je n’ai jamais voulu y vivre des années, et je n’y suis pas retournée depuis le tournage de Paterson, il y a un peu plus d’un an. Quand j’y vais, je séjourne souvent à New York et, que ce soit sous Obama ou Trump, New York sera toujours New York.
Si on regarde les titres de certains de vos films (Exodus, Go Home, Refuge), il y est souvent question d’exil. Cette problématique vous tient à cœur ?
Le problème des exilés est qu’ils n’appartiennent plus à aucun lieu. On est banni de notre propre pays en n’étant jamais totalement accepté dans un autre. Même si on retourne dans son pays d’origine, ça ne redeviendra jamais le nôtre. L’exil est quelque chose d’impossible à comprendre si on ne le vit pas. C’est d’ailleurs un sentiment artistiquement stimulant car il en résulte un désir d’expression très fort.
“En tant qu’artiste, on ne peut que résister, mais il est impossible de résister face à un tel tsunami”
Pensez-vous que l’art a justement un rôle de contre-pouvoir à jouer ?
Oui, je suis très idéaliste et je crois que cela va créer une sorte d’unité entre les artistes et même entre les nations et les religions. Parfois, les hommes de pouvoir plutôt fous, comme Trump, déclenchent un effet inverse à celui qu’ils espéraient. Par exemple, susciter beaucoup d’amour pour les musulmans. Mais à l’heure actuelle, même en France, depuis Charlie Hebdo et le 13 novembre, on déprécie tellement les musulmans… J’ai l’espoir que les attaques de Trump vont créer une forme de solidarité, mais en même temps je suis un peu pessimiste car le pouvoir est un monstre effrayant… En tant qu’artiste, on ne peut que résister, mais il est impossible de résister face à un tel tsunami. Nous construisons de jolis petits bateaux, quelquefois assez puissants, mais ils seront quand même emportés par la vague.
propos recueillis par Bruno Deruisseau
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