Nos manières de manger, comme ce que nous mangeons, sont autant liés à nos besoins, nos cultures et nos goûts qu’à tout un ensemble de normes juridiques, commerciales et sanitaires qui entendent diriger notre alimentation. Les auteurs de « Que manger ? Normes et pratiques alimentaires », ouvrage dirigé par le sociologue François Dubet, explorent cet univers méconnu et passionnant. Entretien.
Émissions culinaires, renouveau de la gastronomie française, explosion des magasins bio, lutte autour des menus de cantine, scandales sanitaires à répétition, plats instagrammés… L’alimentation et la nourriture n’ont jamais été autant au centre des préoccupations et autant scrutées. Qu’est-ce que cela nous dit de nos sociétés ?
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François Dubet – Depuis plus d’un siècle, dans les sociétés les plus riches, la part du budget des ménages consacrée à l’alimentation n’a cessé de se réduire et, pour la grande majorité de la population, la peur de la disette a été remplacée par celle de la malbouffe. Paradoxalement, l’alimentation étant moins déterminée par les ressources locales, les saisons, les coutumes et les traditions, elle est devenue une activité sociale et culturelle mobilisant des compétences spécifiques. L’espace des choix s’étant ouvert, l’alimentation est devenue une manière de se prendre en charge et de se définir : dis-moi ce que tu manges et je te dirai d’où tu viens, où tu te situes dans la hiérarchie sociale, quelle est ta philosophie de l’existence…
Pour le dire d’une autre manière, quand l’alimentation échappe aux contraintes de la nécessité (on mange ce qu’il y a dans un espace relativement étroit), aux manières de faire la cuisine transmises des mères aux filles, aux barrières rigides entre les classes sociales, comme le montrait Maurice Halbwachs dans son études des niveaux de vie au début du siècle dernier, l’alimentation devient un « problème » pour chacun de nous. Pouvant « tout consommer », sachant que l’alimentation est un enjeu de santé et que, d’une certaine manière, nous sommes, ce que nous mangeons, tout ce qui pouvait sembler aller de soi devient un « problème ». Comment cuisiner, comment choisir ce qui est sain et ce qui est bon, comment inscrire ses appartenances sociales et culturelles dans sa nourriture, comment faire confiance aux aliments ?
« L’alimentation devient un ‘problème’ pour chacun de nous. »
Bien sûr, ces épreuves individuelles sont aussi des enjeux collectifs puisqu’elles procèdent des échanges internationaux, du dynamisme et de la survie de vastes secteurs de production et de distribution, des politiques de santé publique et de la publicité. L’alimentation passe du statut d’activité relativement routinière et traditionnelle à celui d’une activité totalement enchâssée dans la production de normes relatives à la nature des aliments : qualités gustatives, composition du produit, origine, date péremption, traçages divers… Les agences de santé, les accords commerciaux internationaux et le Plan National Nutrition Santé ne cessent de produire des normes. Cependant, explique Sara Brimo dans le livre, ces normes ont un statut flottant, certaines sont obligatoires, d’autres non. Cette activité normative est, à la fois, intense et incertaine parce qu’elle est produite par une multitude d’acteurs hétérogènes et aux intérêts opposés : les agriculteurs, qui sont eux-mêmes divers, les industriels, les distributeurs, les professionnels de la santé, les consommateurs…Il arrive aussi que la critique finisse par s’annuler comme dans le cas de la critique gastronomique dont les conditions de production, explique Sidonie Naulin, aboutissent généralement à une critique homogène et laudative. Il est vrai que les consommateurs se vengent sur les sites des restaurants.
La définition-même des aliments devient un enjeu : qu’est-ce qu’un produit naturel, un produit du terroir ? Qu’est-ce qu’un chocolat, en quoi est-il suisse s’il est fait avec du lait français et du cacao brésilien, demande Rémi Schweizer ? L’enjeu n’est pas mince quand on sait que la croix suisse apposée à un produit en augmente le prix de vente de 20 % en moyenne. Comment définir un vin, par le terroir (Bordeaux, Bourgogne) ou par le cépage (cabernet sauvignon, chardonnay) ? Il va de soi que ces enjeux de normes et de définitions ont des conséquences économiques considérables pour les divers vignobles. Parfois, les enjeux de définition ont des dimensions ontologiques essentielles. Le lait maternel est-il un aliment comme un autre, et dans ce cas il peut être vendu, ou est-il un produit « sacré » du corps humain ne pouvant être ni acheté ni vendu ? Mathilde Cohen nous apprend que les divers systèmes juridiques ne répondent pas de la même manière à cette question où se confrontent, dirait Philippe Steiner, le calcul et la morale.
Pourquoi le chercheur en sociologie que vous êtes s’intéresse-t-il à l’alimentation ?
Je ne suis certainement pas un spécialiste de l’alimentation, j’ai simplement coordonné un programme de la Fondation pour les sciences sociales consacré cette année à cette question. Des sociologues, comme Jean-Pierre Poulain, ont voué toutes leurs recherches à cette question et c’est chez eux que l’on trouve une véritable expertise. Ceci dit, les sciences sociales ne peuvent pas tenir l’alimentation pour un objet mineur car elle est ce que Marcel Mauss appelait un « fait social total ». Les aliments sont des objets économiques qui se produisent, se donnent et se vendent, mais ce sont aussi des faits culturel définissant ce qui est pur et impur, permis et proscrit, et il suffit de voir la place des interdits alimentaires dans les religions du Livre pour s’en convaincre.
Les repas et la cuisine sont aussi des biens sociaux permettant de se singulariser et de manifester sont appartenance à un groupe, pensons aux repas de Noël, aux repas de noce ou aux anciens banquets républicains… Les aliments sont aussi des objets juridiques et, de plus en plus, des biens de santé, des quasi-médicaments de lutte contre l’obésité, les maladies cardiovasculaires et le cancer. Bref, par le biais de l’alimentation, on peut accéder aux rouages les plus profonds de la vie sociale.
Pourquoi observons-nous un mouvement de retour au local, à l’authentique, voire au naturel ?
Ce mouvement procède de ce que Ulrich Beck appelait « la société du risque ». L’industrialisation de la nourriture met en jeu la confiance que nous pouvons avoir dans les producteurs et les industriels fort éloignés de nous, confiance d’autant plus nécessaire que les aliments sont une part de nous et de notre survie. Dès lors l’appel au naturel et à l’authentique peut apparaître comme une manière de contrôler ce qui pourrait nous échapper. Ceci ne signifie pas pour autant que le « naturel authentique » soit toujours plus sain que l’industriel fortement contrôlé.
De plus, comme le montrent les travaux de Jean-Pierre Hassoun, l’authentique alimentaire est une invention récente et continue. On peut aussi faire l’hypothèse que le naturel et l’authentique mobilisent des croyances qui sont comme des substituts aux anciens cadres religieux. Le sain et le malsain se substituant au permis et à l’interdit et étant souvent défendu avec la même rigueur, le malsain serait alors une faute morale. Au fond, quand tout semble nous échapper à travers des flux alimentaires mondiaux, la nature peut donner un sentiment de contrôle et de sécurité. La récurrence des scandales alimentaires prouve toutefois que cette croyance n’est pas totalement irrationnelle.
« La valorisation du local et de l’authentique participe plus à la mondialisation qu’elle ne s’y oppose. »
Il reste cependant que la définition du « naturel » ne va pas de soi comme le montre Olivier Serra en rappelant la longue histoire de la définition du vin comme le produit de la fermentation naturelle du raisin. On peut aussi penser que le naturel est fatalement bon et émancipateur, mais il arrive que l’appel à la nature soit aussi associé à un retour vers les rôles sociaux les plus traditionnels, comme dans le cas des mouvements les plus radicaux en faveur de l’allaitement maternel. « Émancipent-ils » les femmes où les enferment-ils dans les rôles les plus traditionnels, demande Marc-Olivier Deplaude.
En fait, le thème de la nature s’impose comme un sorte d’évidence morale, mais il est bien plus ambigu qu’on pourrait le croire : protectionnisme, marchés de niches, augmentation des prix d’un côté ; circuits courts et juste prix de l’autre. En définitive, la valorisation du local et de l’authentique participe plus à la mondialisation qu’elle ne s’y oppose. Fabiela Bigossi montre comment une plante « ethnique », le guarana brésilien, supposée favoriser la longévité, est devenue un produit mondialisé en vertu d’une authenticité ethnique mise en scène. Après tout, quel touriste traverserait la planète pour manger exactement la même chose que chez lui ?
Nous assistons à l’irruption de la nourriture comme enjeu identitaire, notamment à la cantine autour de la question des plats végétariens et sans porc. Est-ce le signe d’un temps crispé ou une avancée ?
Le problème n’est pas nouveau car les interdits alimentaires, devenus parfois des goûts et des dégoûts détachés des convictions religieuses, sont sans doute un des marqueurs identitaires les plus robustes. Déjà, raconte Pierre Birnbaum, les banquets civiques républicains tenus d’accueillir athées, catholiques, protestant et juifs posaient la question de la place du cochon dans les menus. Aujourd’hui, la querelle lancée par quelques maires de droite et d’extrême droite à propos des menus de cantine vise à dire : qui ne mange pas de porc n’est pas français ! Non seulement cette conception de la citoyenneté nationale est le signe d’un racisme sommaire, mais c’est une régression car il y a longtemps que les cantines offrent des plats alternatifs laissant une petite place aux goûts et aux dégoûts des élèves : poisson pour ceux qui ne mangent pas de jambon, ou l’inverse ! Or, explique Géraldine Comoretto, la cantine est un moment essentiel de la socialisation enfantine et civique où les élèves composent avec les goûts et les dégoûts des autres.
Comme nous savons que les pratiques alimentaires se singularisent quand on s’éloigne de la tradition et de la rareté, il faut bien que, pour une part, les commensaux mangent « à la carte » et pas forcément le menu obligatoire.
« La cantine est un moment essentiel de la socialisation enfantine et civique. »
Cet art de vivre ensemble en dépit de nos différences excède très largement le seul cadre de la cantine scolaire et je crois que les crispations identitaires ne pèseront guère face à la diversification des goûts et des expériences, au fait que la plupart d’entre nous adopte sans cesse des cuisines venues d’ailleurs. Gageons aussi que les mouvements végétariens, véganistes et végétaliens, associés aux recommandations de santé, accroîtront la diversification de la demande alimentaire. Le conflit entre l’industrialisation alimentaire, commode et peu chère, et l’appel à la singularité des goûts, des croyances et des cultures n’est pas près de s’éteindre.
Les campagnes en faveur d’une alimentation saine semblent peu efficaces. Malgré l’inflation des normes et des recommandations, nous continuons à avoir des conduites alimentaires « irrationnelles ». Que faudrait-il faire ?
Comment se fait-il que, sachant qu’il nous faut manger cinq fruits et légumes par jours, ne le faisons-nous pas ? Deux types de réponses se dessinent dans les chapitres de cet ouvrage consacrés à cette question. La première est issue d’une recherche d’Andrea Gourmelen sur l’alimentation des étudiants. Elle montre que, sauf à s’en tenir au restaurant universitaire, ce qui finit par être un peu triste, il est extrêmement difficile de respecter cette norme. Lorsqu’ils mangent seuls, les étudiants répugnent à faire la cuisine, à faire leur marché, à cuisiner des légumes et qu’ils reportent le repas sain à celui du dimanche en famille ; beaucoup d’entre eux ne savent pas faire la cuisine, sauf à faire des pâtes et à réchauffer un plat préparé. Quant aux repas entre amis, ils valorisent évidemment les plats roboratifs et simples, les spaghettis bolognaise plutôt que les fruits et les légumes. Enfin la restauration rapide, commode, toujours disponible et pas chère, n’est guère portée sur les fruits et les légumes. Aussi, plutôt que de répéter des conseils que chacun connaît et dont il accepte le bien-fondé, il faudrait changer les conditions de l’alimentation : les restaurants universitaires pourraient offrir des plats « sains » et bons à faire réchauffer le soir, des sites fréquentés par les étudiants pourraient proposer des recettes simples et saines…
« On imagine mal de pénaliser celui qui mange trop de frites. »
La seconde étude, celle de Youenn Lohéac, porte sur le rôle de la faim dans les choix alimentaires. Nous ne mangeons pas la même chose quand nous avons faim ou quand nous n’avons pas encore faim ; nous ne faisons pas les mêmes courses à 11h30 le matin ou à 15h l’après midi, après avoir mangé. Ayant faim nous préférons les frites aux légumes bouillis et nous achetons plus volontiers du chocolat que des salades. Cette tendance paraissant irrépressible, il faudrait, là aussi, changer les conditions de l’action. Par exemple, à la cantine de l’entreprise on peut commander le repas en état de satiété plutôt qu’au dernier moment, on peut commander ses courses au supermarché après le repas du soir, plutôt que d’y aller en fin de matinée…
Toutes ces recommandations pourraient sembler un peu dérisoires tant nous sommes convaincus de la priorité de la raison : il suffirait de savoir ce qui est bon pour le faire. Mais tant que l’on ne peut obliger les individus à ne pas boire trop d’alcool et à manger des légumes… peut-être est-il sage de penser que les acteurs choisissent ce qui est le meilleur pour eux dans le contexte où ils sont et avec les ressources dont ils disposent. Dans ce cas, c’est en agissant sur les conditions de l’action que l’on a des chances d’être plus efficace. Après tout, pour limiter la vitesse des voitures il n’a pas suffit de convaincre les automobilistes, il a fallu des feux rouges, des ronds-points, des ralentisseurs et des amendes. Le seul problème est que l’on imagine mal de pénaliser celui qui mange trop de frites. Mais tous les autres dispositifs sont possibles.
Malgré les avancées concernant l’égalité entre les sexes, en quoi la cuisine est-elle toujours genrée ?
Comme partout, on observe à la cuisine et à la table familiale, un double processus. D’une part, les inégalités entre les deux sexes tendent à se réduire, d’autre part les caractéristiques des activités dévolues aux femmes et aux hommes sont fortement genrées, c’est-à-dire associées à des stéréotypes sexuels. Rappelons qu’il n’y a que 20 % des activités professionnelles que l’on peut tenir pour mixtes, c’est-à-dire dans lesquelles la part des femmes et des hommes se tient entre 40 % et 60 %.
Sur le premier registre, celui de la prise en charge des activités domestiques, les inégalités entre les femmes et les hommes reste la règle ; pour l’essentiel, les femmes ont la charge et le souci de la cuisine, du ménage et du soin des enfants.
« La cuisine des femmes est une cuisine responsable. »
Cependant sous la pression d’une très lente évolution, de la charge du travail salarié des femmes, des divorces et des séparations, il est moins rare que les hommes mettent la main à la pâte et pas seulement pour les grandes occasions et le barbecue dominical. Mais, même dans le cas où les hommes font régulièrement la cuisine, les observations extrêmement fines d’Anne Dupuy indiquent que les femmes et les hommes ne font pas la même cuisine familiale et que le clivage de genre résiste à l’égalité relative. Pour le dire simplement, la cuisine des femmes est dominée par les normes de santé, la place des fruits et des légumes, la variété des repas… C’est une cuisine responsable, une cuisine que les enfants trouvent parfois un peu triste quand ils la comparent avec celle des pères qui valorisent le gras, le sucré, le ludique, l’original… Alors que la cuisine des mères serait bonne pour la santé de la famille, celle des pères serait bonne pour le plaisir. Ainsi, en dépit d’une égalité extrêmement relative, la cuisine des mères opte pour la fonction vertueuse de l’alimentation, alors que celle des pères, beaucoup plus rare, se saisit plus volontiers de la dimension expressive des plaisirs de la table. De la même manière, les courses des mères sont sobres et saines, alors que les pères ajoutent plus volontiers à la liste familiale des pizzas et du chocolat. Ces observations ne sont pas tirées d’une comédie de mœurs convenue et mettent en évidence le fait que, non seulement les stéréotypes de genre résistent à l’égalité, mais aussi le fait que le masculin prend la meilleure part et le « beau rôle », à la cuisine comme au travail.
Que manger ? Normes et pratiques alimentaires, sous la direction de François Dubet, éditions La Découverte, collection Recherches, 208 pages, 23 euros
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