Toutes les semaines, Manuel Valls retourne à Evry. Dans ce fief de l’Essonne où il a forgé sa ligne politique, ses fidèles entretiennent la légende d’un maire exemplaire. Visite dans la petite république vallsienne.
Posté à l’entrée de la petite salle polyvalente Victor-Schœlcher, Bakari a échappé à la vigilance du service de sécurité. Il a fermement l’intention d’être le premier à saluer “son” maire, fraîchement nommé Premier ministre. Voilà justement Manuel Valls qui arrive au pas de course. Il lui sourit, tend la main. “Ah, bonjour ! Ça va ?”, s’enquiert le nouvel hôte de Matignon. Bakari rougit de fierté. “C’est un homme bien. Il reconnaît toujours un visage.”
Ce lundi soir, 19 mai, Manuel Valls est de retour à Evry. A la veille des élections européennes, le Premier ministre cherche à mobiliser l’électorat de gauche, tenté par l’abstention. Entre Lille, Barcelone et Lyon, il s’accorde un crochet par son fief. Et tant pis si, à Evry comme ailleurs, le scrutin n’enthousiasme pas les foules. La salle réunit à peine plus de
200 personnes. Car ce soir, les européennes ne sontqu’un prétexte aux retrouvailles ; Pervenche Berès, tête de liste du PS, passe au second plan. Dans les rangs, il n’y en a que pour Manuel. Francis Chouat, éternel bras droit et nouveau maire PS d’Evry, est le premier à prendre la parole. Et c’est en souriant qu’il s’adresse au Premier ministre : “Bienvenue chez toi.”
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sympathiser
Surgie en plein milieu des champs dans les années 1970, la ville d’Evry, 52 000 habitants, à 26 kilomètres au sud de Paris, est indissociablement rattachée à un nom et à un destin : celui de Manuel Valls, qui l’a dirigée pendant onze ans. Qu’est venu faire ce jeune quadra du Marais dans cette ville nouvelle, loin de la capitale et de ses lambris ? Pourquoi a-t-il posé ses valises dans cette cité pauvre de banlieue, délaissée et frappée par une impitoyable guerre des gangs entre cités voisines ? “La ville souffrait d’un déficit d’identité, raconte Francis Chouat. Il fallait lui redonner de la fierté.”
Evry a besoin d’une reprise en main, Manuel Valls a, lui, besoin d’un fief : ces deux-là étaient faits pour s’entendre. Il suffit que Lionel Jospin souffle le nom de la commune à ce jeune loup pour qu’il débarque avec femme et enfants. “Il a fait des dizaines de réunions d’appartement, des conseils de quartiers, pour sentir les choses. Ce qui l’a frappé, c’est la violence des propos : peu de gens pensaient qu’Evry pouvait se redresser, se souvient Francis Chouat, qui l’a épaulé dès le début. Il fallait qu’il incarne un cap : la sécurité et la fierté.”
En 2001, il est élu à l’issue d’une triangulaire, face à la droite et l’extrême gauche. Cinq ans plus tard, il est reconduit triomphalement avec 70 % des voix au premier tour. Pendant ses deux mandats, il s’applique à transformer la préfecture de l’Essonne en laboratoire de ses ambitions nationales. Sur place, il constitue une équipe municipale de combat. Il la souhaite à l’image de sa ville : jeune et colorée. Ce quarteron de fidèles sillonne Evry, fait remonter les préoccupations des habitants.
Rien n’est laissé au hasard. “Il allait partout !, assure Nafi, mère de quatre enfants, qui vit là depuis son adolescence. Dès qu’il est arrivé, il a pris une chaise pour s’asseoir avec les jeunes, il leur a dit, pour la première fois : ‘Vous êtes français.’ Il les a écoutés.” Nafi raconte qu’un jour, le jeune maire a sauvé un enfant tombé dans un des containers à verre lors d’une promenade matinale dans la commune.
“Vous en voyez beaucoup vous, des maires qui arpentent la ville comme ça ?, demande-t-elle. Je le croisais même au parc pendant mon footing !” Fêtes traditionnelles, baptêmes, mariages, l’édile ne rate aucune célébration. Il distribue les bises, retient les prénoms. “Je l’ai encore croisé la semaine dernière au mariage de l’une de mes cousines”, assure un patron de café.
Du haut de sa terrasse qui surplombe le quartier sensible des Pyramides, Marie-Joseph, 89 ans, renchérit : “Nous organisons une fête pour le club des aînés ce week-end. Il va passer, c’est sûr.” La doyenne du quartier habite à Evry depuis trente-huit ans. Elle a vu se succéder une dizaine d’élus. Mais Manuel est le seul qui lui manque. “Je regrette qu’il soit parti,
soupire-t-elle. Avec le nouveau, c’est pas pareil.”
sécuriser
C’est donc à Evry, banlieue sensible aux portes de Paris, que Manuel Valls éprouve sa politique sécuritaire. Il arme la police municipale, dont les effectifs passent de quatre à quarante agents. Les caméras de vidéosurveillance se multiplient. L’immense cathédrale de brique rouge, entre la mairie et le commissariat, en compte dix-huit à elle seule. Le centre commercial Evry 2 – l’Agora – est le terrain de rencontre des bandes rivales ? Le maire fait quadriller les lieux. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, vient même sur place pour présenter l’installation d’une brigade à cheval.
“Manuel Valls n’obéit pas à un dogme. J’aime ça, confie Stéphane Beaudet, maire UMP de la ville voisine, Courcouronnes. Il n’a pas hésité à se droitiser durant l’exercice de son mandat, en généralisant la vidéosurveillance ou en instaurant des emplacements de stationnement payants.”
A demi-mot, un policier municipal souffle : “Sur le papier, quarante agents, bien sûr que c’est joli. Mais si on compte trois brigades de quatre personnes sur trois plages horaires, avec les congés et les week-ends, finalement, ça ne fait plus grand monde.” Il n’empêche. Dix ans plus tard, l’Agora est de nouveau fréquenté. “C’est un peu notre Châtelet à nous”, sourit Mehdi, 26 ans, installé à la terrasse d’une cafétéria italienne.
“Il n’y a pas de lieu pour se rencontrer, pas de centre-ville à Evry. Comme ce n’est plus le champ de bataille des cités du coin, on vient se promener ici.” Mais les commerçants restent méfiants. “On accroche les maillots en hauteur, sinon on se fait tout rafler”, regrette l’un d’eux. Un agent
de sécurité admet que “les caméras n’ont pas fait baisser le taux de vols”.
Pour Manuel Valls, sécurité rime aussi avec “déghettoïsation” des zones sensibles. Pour attirer les classes moyennes et lutter contre les communautarismes, il comprend très vite qu’il doit métamorphoser
l’image d’Evry. Casque de chantier sur la tête, il s’attaque directement au quartier des Pyramides : 11 000 habitants, une ville dans la ville, un quartier connu pour sa rivalité historique avec les Tarterêts de Corbeil-Essonnes. S’improvisant bâtisseur, le maire raye de la carte la Caravelle, la plus grosse barre d’immeubles. Il ouvre le quartier, creuse des “tranchées vertes”, entreprend un vaste projet de rénovation urbaine.
Laïciser
“Il nous faudrait plusieurs heures pour détailler tout ce qu’il a fait”, s’enthousiasme Mbaye Badiane. Assis dans son fauteuil de président du conseil de quartier, cet officier à la retraite ne boude pas son plaisir lorsqu’il s’agit de parler des transformations réalisées par Manuel Valls.
“Allez voir le parc derrière l’immeuble : c’est fabuleux !” Cet octogénaire fait partie des thuriféraires du maire d’Evry, surtout depuis “l’affaire du Franprix halal” de la place Jules-Vallès, qui a éclaté en 2002, à deux pas de là. “Il restait une seule supérette aux Pyramides, se souvient l’actuel maire Francis Chouat. Un gérant arrive et décide de la transformer en enseigne communautaire. En clair, ça veut dire que vous ne trouvez plus de jambon ni d’alcool dans le seul commerce de proximité. Accepter ça, c’est accepter la ghettoïsation du quartier.”
L’affaire est reprise par les JT, et Manuel Valls en profite pour s’ériger en défenseur de la laïcité. Sur le terrain, ses lieutenants prennent le relais.
“J’ai dit à Manuel : ‘Tu te mets à l’écart, laisse-nous faire’, se souvient Mbaye Badiane. Ces commercants ont fini par lever le camp, on leur a mené la vie dure mais de façon discrète, relate l’ancien soldat, le sourire aux lèvres. Il peut y avoir des pannes d’électricité… C’est vite fait, vous savez.”
Manuel Valls porte désormais la laïcité en bandoulière, comme son écharpe de maire. Chaque année, il organise des cérémonies d’accession à la nationalité française et pose en compagnie de ceux qui ont “adhéré à notre modèle démocratique”.
“Il a été profondément marqué par sa propre naturalisation, faite dans un coin de bureau”, explique Francis Chouat. Mais parfois, le maire dérape. En visite sur le marché de la ville, il oublie le micro accroché à son col et glisse à l’oreille de son conseiller (Christian Gravel, aujourd’hui directeur du service d’information de Matignon) : “Belle image de la ville d’Evry ! Tu me mets quelques Blancs, quelques White, quelques Blancos.”
Habile, l’édile assume en bloc et se donne le rôle de défenseur de la diversité. Mais certains ont du mal à avaler. “Après ça, il s’est rapproché de la communauté africaine. Et il a laissé tombé les Maghrébins, croit
savoir le patron d’un café. Certains musulmans ne lui ont pas pardonné.” Cinq ans plus tard, sur le marché désormais délocalisé devant la gare RER, le soufflé est retombé. “C’était de la politique, veut croire Fatou.
Il n’empêche, c’était un bon maire.”
Communiquer
La belle histoire d’Evry doit servir ses héros : si la ville se redresse, c’est grâce à Manuel Valls. Et il faut que ça se sache. Journal municipal, affichage public, entre 2000 et 2003, les dépenses en
publicité et relations publiques explosent de 852,6 % selon la chambre régionale des comptes (CRC).
“Il n’y avait rien avant, on partait de zéro”, se justifie la mairie à l’époque. En 2006, la CRC note une gestion “dangereuse” pour l’équilibre des finances de la ville et un recours “excessif” à l’emprunt. Et si, sept ans après, la chambre salue la “politique d’équipement et la réalisation de grandes opérations de rénovation urbaine”, elle continue à souligner que “les contraintes qui pèsent sur la situation financière de la commune (…) perdurent, et l’endettement de la collectivité a depuis lors fortement progressé”.
De fait, le nouveau maire, Francis Chouat, doit gérer sa ville avec un budget plus serré : fini les grandes opérations urbaines, ici comme ailleurs, il faut se serrer la ceinture.
Abandonner
Dans son bureau de l’association Génération Femmes, au cœur des Pyramides, Isma Hocini est sceptique sur l’action de Manuel Valls. “Evry est riche en équipements, certes. Mais qu’est-ce qu’on y propose ? Valls était un député-maire très présent. Mais il n’a pas été à la hauteur des attentes de notre jeunesse.” A l’origine, sa structure est destinée aux femmes précaires, “mais on a dû développer notre action en direction des jeunes. Ici, ils tournent tellement en rond qu’on en arrive à des déviances psychologiques incroyables. Des dépressions, un mal-être énorme”.
A l’extérieur, une voiture passe avec Garcimore de Booba à fond. Assis sur le trottoir, Ilies, 27 ans, se roule un joint. Évoquer le bilan de son ancien maire ? Très peu pour lui. “Vous croyez qu’il a changé les choses ?
Mais regardez autour de vous : ils sont où les commerces, les bureaux de tabac ? Qu’est-ce qu’on va en faire, nous, du rond-point fleuri ?”
Il désigne le vaste chantier de rénovation, juste en face. “Y a quoi pour les jeunes ? Ici, ils jouent avec les pierres du chantier ! Dans la maison
de quartier, y a trois jeux de société. Vous connaissez encore des ados qui jouent au Puissance 4, vous ?”
Il a pourtant côtoyé Manuel Valls, à ses débuts. “Quand il est arrivé, il est venu manger chez moi. On l’a aidé à s’intégrer dans la communauté maghrébine, raconte-t-il. Il leur a donné un poste et ils étaient contents.
Puis il nous a laissé tomber pour les Africains.”
Embarrasser
Fin stratège, Manuel Valls a érigé un rempart efficace face aux critiques : il a constitué autour de lui une équipe fidèle, dévouée, qui encaisse les coups en première ligne. Certains, comme Sébastien Gros, Christian Gravel ou Harold Hauzy, l’ont suivi à Matignon. “Mais il ne pouvait pas emmener tout le monde !”, sourit l’un d’eux. Alors, ceux qui sont restés veillent sur Evry. Le Premier ministre lui-même garde un œil sur son pré carré.
“Il est viscéralement attaché à Evry, assure Carlos Da Silva, son ancien suppléant, qui lui a succédé à l’Assemblée nationale. Son attachement ne se limite pas à la politique, ce sont aussi des liens personnels et amicaux. Il ne se passe pas une semaine sans qu’il revienne à Evry.”
Une omniprésence qui peut devenir embarrassante, comme lorsque l’ancien maire fait voter une délibération pour augmenter ses indemnités de “simple” conseiller municipal, une fois nommé à l’Intérieur : 1 700 euros qui passent mal, quand le gouvernement demande un effort aux Français. Et si la mairie actuelle a justifié cette décision en évoquant son “expérience, sa connaissance des dossiers et sa vision stratégique de l’avenir de la ville”, Manuel Valls a dû faire marche arrière face à l’ampleur de la polémique.
Aujourd’hui, Francis Chouat jure que le Premier ministre lui laisse les mains libres. “Il rechigne même à entrer dans le bureau quand il passe par ici !, assure-t-il. Il me dit que maintenant, c’est chez moi”. Mais lui-même l’avoue :“Ça fait partie du job que les gens viennent me demander des nouvelles de Manuel.” Il hausse les épaules. “Une chose est sûre : sans lui, on n’aurait jamais autant parlé d’Evry.”
Cerise Sudry-le-Dû et David Doucet
photo Stéphane Lagoutte/M.Y.O.P pour Les Inrockuptibles
{"type":"Banniere-Basse"}