[Spécial Forum European Lab] Si Mai 68 a échoué à transformer radicalement l’existence, il a montré que d’autres voies étaient possibles. Les nouveaux utopistes mettent une touche de pragmatisme dans leurs luttes pour s’extraire d’un présent plombé. Le forum European Lab a été pensé pour faire émerger et multiplier ces solutions innovantes. Le Forum des idées European Lab aura lieu du 7 au 9 mai à Lyon.
Comme 1968 en est le signe aujourd’hui, la célébration d’une année va de soi quand on prend la mesure, avec le recul de l’histoire, des ruptures culturelles qu’elle provoqua. L’événement de mai-juin 68 fut qualifié en son temps de “révolution de la parole” par Michel de Certeau, ou récemment de “règne du possible”, par l’historien Boris Gobille, auteur de Le Mai 68 des écrivains – Crise politique et avant-gardes littéraires. Une brèche s’est alors ouverte pour une génération soucieuse de transformer radicalement l’existence.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Et si cette espérance s’est fracassée, elle resta souvent intacte dans ses intentions chez beaucoup des révoltés qui, contrairement à l’idée reçue selon laquelle tous seraient passés “du col Mao au Rotary”, selon la célèbre expression de Guy Hocquenghem, sont restés fidèles à leurs idéaux de jeunesse. Un collectif de politologues (Olivier Fillieule, Isabelle Sommier, Sophie Béroud, Camille Masclet) souligne dans Changer le monde, changer sa vie que la majorité des soixante-huitards n’a pas été aspirée par les sirènes du pouvoir dominant, au point d’assumer le risque d’un déclassement social au nom d’un idéal de refus des normes.
Mai 68, “instrument critique du présent”
Il est d’ailleurs frappant de constater que des philosophes sensibles aux contestations politiques du XXIe siècle, comme Patrice Maniglier, auteur avec Laurent Jeanpierre d’un séminaire au Centre Pompidou sur “Mai 68 en théorie”, parlent de Mai 68 comme d’un “instrument critique du présent”. “Gilles Deleuze n’avait pas tort quand il disait qu’un événement, c’est d’abord un devenir, confirme Boris Gobille. Que 68 n’ait pas accouché d’un régime révolutionnaire ou d’une mutation radicale de l’ordre politique ne change rien au fait qu’il a suscité un sens du possible que bien des gens ont fait vivre ensuite d’une manière ou d’une autre. L’ordre s’est bien défendu, c’est certain, n’empêche : durant plusieurs semaines, il a montré sa vulnérabilité, et ceci montre qu’il est possible de renverser un état de fait qui paraît pourtant inamovible et qui se présente comme allant de soi.”
S’il est donc encore possible de puiser dans 1968 des ressources pour repenser de manière critique le présent, il est aussi tentant de n’en percevoir que la part la plus folklorique et stérile, comme on regarderait un livre d’images sans que rien n’advienne, sans que la colère d’hier ne contamine celle d’aujourd’hui. “Plutôt que de commémorer Mai 68, ne devrions-nous pas tourner notre regard vers ce qui se passe aujourd’hui ?”, se demande par exemple le sociologue Geoffroy de Lagasnerie. “Et si faire l’éloge de Mai 68 nous empêchait de voir mai 2018 ? En ce moment, des luttes surgissent partout, des lignes de fracture apparaissent, des acteurs inventent des modes d’action et font émerger des sujets de contestation”, observe l’auteur de Penser dans un monde mauvais.
“Faire un rebond sur Mai 68”, moins “pour dresser à nouveau des barricades, liquider ou sauver l’héritage” que pour “réactiver des utopies, sortir de l’impuissance et du fatalisme, et enfin débloquer l’avenir”
Etre attentif à celles et ceux qui font exister les nouveaux problèmes, font entendre des nouvelles voix, bataillent dans des champs aussi divers que la politique migratoire, l’antiracisme, l’accueil des migrants, la défense de modes de production agricole alternatifs, la libération animale, la lutte contre l’évasion fiscale, la ségrégation urbaine, la surveillance, c’est en somme honorer Mai 1968 autant que de s’en défaire. En l’oubliant un peu, on se concentrera mieux sur l’état du monde en mai 2018.
C’est à ce désir de “faire un rebond sur Mai 68”, moins “pour dresser à nouveau des barricades, liquider ou sauver l’héritage” que pour “réactiver des utopies, sortir de l’impuissance et du fatalisme, et enfin débloquer l’avenir” que s’adosse la huitième édition du forum European Lab à Lyon, organisée par l’association Arty Farty.
De nouvelles formes d’utopie
En invitant des figures de cette nouvelle communauté d’activistes européens, “de plus en plus engagée et de moins en moins encartée”, au plus près des blessures sociales, le forum veut déplacer le regard classique sur les utopies, dont Mai 68 fut l’une des dernières grandes expressions, en l’orientant vers des nouvelles formes d’utopie, dont les années 2010 abritent l’existence encore hasardeuse. Partout en Europe, des utopies renaissent de fait, à la mesure des impasses politiques dans lesquelles les sociétés se sont laissé porter depuis les années 1980.
L’idée de l’absence d’alternative a plombé pendant quarante ans la pensée politique dominante. Il était donc temps d’en finir avec cette façon de désespérer les peuples, en leur faisant croire, au nom pervers d’un principe de réalité, à l’impossibilité d’imaginer d’autres voies et d’autres formes de vie que celles que la “gouvernementalité” néolibérale avait instaurées dans les corps et dans les esprits. C’est-à-dire cette “forme nouvelle de la domination symbolique et politique qui s’exerce sur la société contemporaine à la fin du XXe siècle, et ceci à une époque où l’Etat est dirigé et accaparé par une oligarchie convertie aux idéaux du capitalisme mondialisé”, selon les mots de Pierre Bourdieu, contempteur dès les années 1980 de ce basculement civilisationnel. La pensée politique de gauche elle-même s’était laissé gagner par cette absence d’horizon autre que celui du néolibéralisme. Cet aveu de défaite la poussa au passage à entretenir le culte de sa propre mélancolie. Débordée par les échecs des utopies qu’elle porta, elle renonçait à l’idée même d’en réactiver la promesse.
Tout l’enjeu des pensées progressistes aujourd’hui est donc bien d’identifier des voies de secours à cette pétrification politique, de retrouver des manières de dessiner du futur, d’esquisser des alternatives. De construire des “cabanes”, c’est-à-dire “imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé”, selon les mots de Marielle Macé (cf. Nos cabanes, sur AOC). Il s’agirait donc de “recommencer”, comme l’y invite le philosophe Mathieu Potte-Bonneville dans son dernier ouvrage en forme possible de manifeste, Recommencer. Se remettre à l’ouvrage, se relancer, en vue de vivre mieux et différemment.
Un nouveau départ
C’est cette exigence d’un nouveau départ, lesté de toutes les tares accumulées dans nos façons de penser depuis la fin des années 1970, qui se joue en partie dans le paysage des activistes utopistes actuels. Il suffit de lire ce qui s’écrit, de voir ce qui se joue dans l’actualité culturelle pour s’en convaincre. Du côté des utopies politiques ou de son pendant, des dystopies fictionnelles (dans les séries télé, les films ou les romans), un vrai désir de s’extraire du présent plombé vibre partout, comme le signe d’une échappatoire à la répétition du même pour imaginer des lendemains inédits.
Ce qui a changé par rapport à 1968, c’est donc moins l’idée de l’utopie elle-même que l’objectif qu’on lui assigne. En mai 68, les révoltés inscrivaient sur les murs de leurs lamentations : “Soyons réalistes, demandons l’impossible” ; en 2018, le slogan pourrait être renversé et ressembler à : “Soyons imaginatifs, demandons le possible”. Symptôme de cette reconfiguration de la notion d’utopie, la plupart des livres qui sortent depuis deux ans sur le sujet exhibent leur part pragmatique. De Rutger Bregman, avec son essai Utopies réalistes, à Erik Olin Wright, avec Utopies réelles, le paysage mental des utopistes a fait le deuil des espérances impossibles, des paris pascaliens sur l’avenir, des visions idéalisées dégagées de toute prise en compte du réel.
Une façon de s’accrocher au réel pour se dégager du “cercle d’airain du factuel et de l’immédiat” et “inventer de nouveaux possibles”
Vouloir transformer le réel en 2018, c’est prendre au sérieux son cadre pour mieux le déconstruire, l’analyser pour mieux dévoiler ce qui permettra de s’en libérer. Sans éviter toujours le risque de l’ambivalence (politique ou apolitique, révolutionnaire ou réformiste ?), cette notion d’utopie concrète s’est imposée aujourd’hui dans les discours et pratiques des militants sur les terrains de la contestation, comme une manière de valider la définition qu’en donnait dès les années 1950 le philosophe allemand Ernst Bloch en l’opposant aux utopies abstraites : une façon de s’accrocher au réel pour se dégager du “cercle d’airain du factuel et de l’immédiat” et “inventer de nouveaux possibles”.
Les utopies réalistes sont celles qui peuvent ébranler l’évidence du monde tel qu’il est, créer des institutions nouvelles conduisant à cet “autre monde désirable”, à partir de solutions parfois simples en apparence – revenu universel, semaine de travail de 15 heures, redéploiement des institutions collectives comme les coopératives, les services publics, ouverture en grand des frontières, taxation des transferts financiers… Sinon à une pensée progressiste, articulée dans un corpus idéologique achevé, c’est donc au réveil d’un élan progressiste que l’on assiste dans les interstices du débat public et sur les places des villes du monde entier, où s’affirme un archipel de discours désordonnés qui signifient à chaque fois : “Nous n’en pouvons plus de vivre ainsi, selon ces règles-là, dans les plis de ce monde-là”, comme l’expriment les auteurs d’un livre collectif Le Livre des places (Inculte), qui esquisse une géographie politique possible du XXIe siècle.
Le retour du progressisme
L’usage retrouvé du mot progrès intervient donc à un moment où précisément la confiance dans le progrès était devenue “introuvable”, comme le remarque Mathieu Potte-Bonneville (cf. Le Progressisme, work in progress, sur AOC). S’il reste encore difficile de croire au progrès comme une catégorie absolue que la seule volonté politique permettrait d’activer, il est permis de croire au retour du progressisme, autrement dit d’une attitude consistant à ne pas se laisser accabler par le réel pour œuvrer à sa transformation émancipatrice.
Cette espérance ne pourrait être qu’indexée à des mots si elle n’était mise en acte par tous les militants et activistes grâce auxquels un nouvel horizon politique tente de se dessiner. C’est donc moins changer la vie qui obsède les utopistes d’aujourd’hui que changer les formes de vie. Ce déplacement stratégique signifie combien les attentes ont changé : plus de lucidité, moins d’emphase, plus de pragmatisme, moins de forfanterie. Le paysage de l’utopie contemporaine a assimilé les impasses des anciens pour mieux s’en inspirer encore.
Rompre avec la foi en l’inévitabilité historique : il n’y a plus que les fatalistes et autres conservateurs pour ne pas tendre vers cette volonté de remettre l’utopie au cœur de nos projets politiques, de réinscrire le rêve dans la matrice du social. Le rêve du réel, nous n’avons plus que cela pour exiger l’impossible.
Les Utopies réalistes : prenons nos rêves pour des réalités ! Mercredi 9 mai, 15 h-16 h 30, avec Rutger Bregman (De Correspondent), Raphaël Glucksmann (Nouveau Magazine littéraire). Accès gratuit, sur inscription
{"type":"Banniere-Basse"}