Une troupe clandestine, une arrestation, des coups de bâton, l’exil : Afshin Ghaffarian, danseur et chorégraphe de 23 ans, raconte l’impossible pari de danser en Iran.
Dans la dépêche AFP du 27 novembre 2009 annonçant la fuite à Paris d’un danseur et opposant iranien, on ne savait trop ce qui était le plus extraordinaire : avoir réussi à fuir ou être danseur au pays des ayatollahs. La question fait éclater de rire Afshin Ghaffarian, artiste de 23 ans portant foulard, bague et bracelet verts, formé au théâtre à l’université de Téhéran et opposant actif au régime islamique d’Iran grâce à internet, Twitter, Facebook et sa caméra. “Effectivement, la danse est interdite en Iran depuis 1979. On n’a pas le droit de bouger son corps sur de la musique. Les seules danses autorisées sont liées à des cérémonies religieuses.”
Ce n’est pas à l’université mais en surfant sur internet qu’il découvre le théâtre physique du Polonais Jerzy Grotowski, puis la danse butô, Pina Bausch et Merce Cunningham. Afshin Ghaffarian mène alors de front ses études et un travail de création, Medée, répété en cachette le soir dans des salles de classe et de prière avec des amis étudiants, grâce à la complicité d’un directeur d’école primaire. Une troupe clandestine, neuf mois de recherches et une seule représentation donnée devant une dizaine de proches dans le désert, en 2007, à l’abri des regards indiscrets de la censure…
La censure, Afshin y a goûté dès ses études : “Pour ma thèse, je voulais danser seulement vêtu d’un slip, faire un travail sur l’énergie et la présence fondé sur le théâtre de Grotowski. On m’a prévenu que dans ce cas ma thèse ne serait pas validée. Effectivement, elle ne l’a pas été. Je suis né au milieu des interdictions et des obligations.” D’où le passage par une troupe underground, Tantalos, et la figure de Médée qui leur permet de faire “tout ce qui est interdit dans une société islamique : montrer un homme et une femme ensemble sur scène, une femme non voilée”, mais montre vite ses limites en termes d’avenir professionnel et d’ouverture au public…
Strange but True, sa deuxième pièce, est un duo pour danseur et musicien. Programmée au festival de Téhéran en mai 2009, deux semaines avant les présidentielles. Le spectacle passe l’épreuve du comité de censure mais trois affiches, jugées pornographiques, sont refusées. Ce qui n’empêche pas un programmateur allemand de voir le spectacle et de l’inviter en octobre au Mülheim an der Ruhr Theater Festival. Afshin reçoit l’invitation d’Allemagne mi-septembre. Mais, entre temps, le mouvement de contestation né après l’annonce du résultat des élections du 12 juin a transformé l’artiste prometteur en activiste patenté dès la première manifestation.
“Je n’ai pas voté parce que je refuse de voter pour un système non démocratique. Mais le résultat fut un choc, ressenti comme un putsch.” Arrêté le 22 juin avec une cinquantaine de manifestants, il vit dix heures kafkaïennes, battu par les bassidjis (les gardiens de la révolution islamique – ndlr) qui les menacent de mort. L’un d’eux, qui se fait appeler Omar-e-sad, nom d’un sinistre personnage local, le prévient : “Je vois que tu es artiste, alors je vais te battre artistiquement et tu ne pourras plus jamais te servir de ton corps.” “J’ai eu tellement peur que je n’ai pas senti les coups de bâton”, se souvient Afshin. Les bassidjis les traînent de prison en prison sans trouver de place. Ils finissent par les relâcher un par un en rase campagne à cinquante kilomètres de Téhéran, en gardant leurs papiers, leur argent et la caméra d’Afshin, avec laquelle il envoie des images depuis le début des manifestations sur Facebook, à CNN et à la BBC.
Convoqué quelques jours plus tard par la police, on lui fait signer une déclaration de présence à une manifestation illégale en vue d’une accusation de trouble à l’ordre public, en attendant le visionnage des images de sa caméra qui pose problème aux policiers. Coup du hasard : le transfert du système NTCI, utilisé aux Etats-Unis, en système PAL pour l’Iran, rend la lecture de ses films impossible. Un grain de sable qui a enrayé et repoussé l’accusation de trahison à son encontre, susceptible de l’envoyer au gibet. Il est vrai que ce qu’a vu Afshin est terrible : des gens exécutés sous ses yeux, des enfants payés un mois de salaire pour accompagner les soldats lors des manifestations, des étudiants à qui les bassidjis promettaient une réduction de leur service militaire pour le même boulot.
Avec le risque d’une deuxième convocation de la police, chaque démarche engagée par Afshin pour répondre à l’invitation du festival de Mülheim se fait sans trop y croire : “Comme je n’ai pas fait mon service militaire, je n’ai pas le droit de sortir d’Iran, alors j’ai dû payer 10 000 euros. Puis j’ai récupéré mon passeport et, en arrivant en Allemagne, j’étais comme dans un film ! On était encadrés par deux officiels iraniens qui nous ont donné de l’argent pour notre “mission”, nous signifiant qu’on représentait le gouvernement. J’ai porté le foulard vert dès mon arrivée. Pour la première fois de ma vie, j’étais dans un pays libre pour faire une performance. Comment pouvais-je rester neutre face à la situation en Iran ?”
Le 22 octobre, à la fin de la représentation de Strange but True, Afshin improvise et crie : “Liberté pour l’Iran, solidarité avec le peuple iranien”, fait le V de la victoire d’une main et pose l’autre sur sa bouche, effrayant ses partenaires qui s’écartent de lui. Les réactions du public, spontanément solidaire, empêchent les deux officiels de l’embarquer et lui permettent de fuir, sans réfléchir ni repasser par son hôtel. C’est le grand saut dans l’inconnu. Afshin suit des Iraniens rencontrés dans le public et installés en Allemagne. Il vit chez eux sa première nuit de liberté. Puis il téléphone à Shahrokh Moshkin Ghalam, acteur pensionnaire à la Comédie-Française, rencontré sur Facebook il y a trois ans. C’est lui qui vient le chercher pour le ramener en train à Paris et l’aider à trouver des aides dans les milieux culturels.
Soutenu par l’association France Terre d’Asile depuis son arrivée fin octobre, Afshin Ghaffarian a déposé une demande d’asile politique et a déjà dansé, le 13 décembre, dans Purgatoire, un spectacle de son ami Shahrokh. Des nouvelles de Téhéran depuis sa fuite ? “Un ami m’a envoyé un mail : un de mes colocataires a reçu un appel de la police me recherchant. A Paris, je suis surpris par l’espace de liberté qui existe jusque dans l’air, un truc imperceptible que je ressens pour la première fois de ma vie. Je veux pouvoir continuer mon travail artistique ici et, à la fin de l’histoire, je serai victorieux : j’ai gagné ma liberté avec la danse, qui est une arme. Aussi longtemps que je pourrai danser, je serai du côté de la protestation.”
Le site d’Afshin Ghaffarian : http://holy-actor.blogspot.com