Dans une interview au “Média”, l’intellectuel très suivi par les Gilets jaunes pour sa défense du Référendum d’initiative citoyenne (RIC) a étalé ses ambiguïtés sur la Shoah. Fallait-il lui donner la parole pour mettre en évidence encore une fois ses errements ? Le public se divise.
La stupeur est totale depuis le passage d’Etienne Chouard dans Le Média, ce 11 juin. L’intellectuel critique de 62 ans, devenu populaire grâce à son démontage argumenté du Traité constitutionnel européen (TCE) en 2005, y a étalé un confusionnisme affligeant, et a fait montre d’une ambiguïté intolérable sur l’extermination des Juifs par le IIIe Reich.
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“Je n’ai rien lu là-dessus”
Le verbatim parle de lui-même :
“Denis Robert : As-tu un doute, toi, personnel, sur l’existence des chambres à gaz ?
Etienne Chaourd : Mais qu’est-ce que c’est que cette question-là ? (Rigole) C’est pas mon sujet, j’y connais rien moi !
DR : Tu ne peux pas répondre que tu n’y connais rien !
EC : Bien sûr que si ! Je vais te dire : ‘Oui, je n’ai aucun doute. Juste, j’y connais rien’. Je vais te dire ça, parce que sinon je suis un criminel de la pensée ? Il y a un truc déconnant là. On demande aux gens d’avoir une certitude sur un sujet qu’ils ne connaissent pas.
DR : A ton niveau de popularité, avec ce que tu fais, les procès en sorcellerie qu’on te fait, c’est quand même dingue que tu dises que tu ne sais pas. […] Le confusionnisme, c’est ce qu’on te reproche. A un moment donné, il faut que tu sois d’une grande intransigeante et d’une grande clarté.
EC : Que je dise quoi ? Les chambres à gaz ont existé de façon tranchée, non ambiguë ? Je peux le dire si vous voulez, mais rendez-vous compte du truc. Je n’ai rien lu là-dessus.
Mathias Enthoven : Vous parliez du travail des historiens. Pour les chambres à gaz, c’est incontestable qu’il y a eu un travail historique de fait. J’ai vu Nuit et Brouillard au lycée. J’ai étudié l’histoire un tout petit peu. Je ne suis pas un expert de la Shoah. […] Je n’ai pas besoin d’avoir lu des ouvrages scientifiques pour vous dire que la Terre est ronde. On est d’accord ?
EC : Oui.
ME : Eh ben voilà, j’ai pas besoin d’avoir lu cinquante ouvrages scientifiques pour affirmer que les chambres à gaz existent.”
https://twitter.com/nicohaeringer/status/1138386942230503424
Dans un autre extrait, Etienne Chouard revient à la charge et s’enfonce lui-même : “Si cette histoire de chambres à gaz, c’est si grave d’en douter, est-ce qu’il ne suffit pas de produire la démonstration contre ceux qui nient ? Comme pour le racisme ! On a fait la démonstration, et puis voilà on passe à autre chose. Pourquoi faut-il discréditer les gens sans avoir à produire la démonstration ? Tu vas me dire que la démonstration a déjà été faite mille fois, c’est ça ?”
https://twitter.com/nicohaeringer/status/1138387120777781250
“Un acte journalistique incontestable” ?
Depuis, plusieurs spectateurs de ces échanges polémiquent, notamment sur Twitter, sur l’opportunité d’avoir invité cet enseignant en BTS à la retraite, devenu un gourou pour certaines personnes. Pour la grande majorité d’entre eux, c’est une grave erreur, car Etienne Chouard est infréquentable de longue date. Pour eux, lui donner une “tribune” de la sorte ne fait qu’entretenir sa légitimité à s’ériger en maître à penser du mouvement social. “Qu’est-ce qui est le plus grave ? Chouard qui tient des propos négationnistes sur les chambres à gaz ou Denis Robert et Le Media qui lui donnent une plate-forme pour développer son négationnisme ?”, s’interroge ainsi le politologue Philippe Marlière. Le site Conspiracy Watch parle même d‘“opération de blanchiment” de Chouard par Le Média. Le journaliste Claude Askolovitch reproche aussi à Denis Robert de découvrir “son trip négationniste”, et de “ne pas le virer de son pauvre show.”
A contre-courant, le journaliste à Arrêt sur images Daniel Schneidermann a salué d’un message le travail de Denis Robert, qu’il considère comme une sorte de débunkage, ou de mise à nue de son négationnisme : “Accablant. Tous ceux qui laissaient à Chouard, depuis des années, le bénéfice du doute, le pourront-ils encore ? Bravo Denis Robert d’avoir fait ce que j’aurais dû faire aussi depuis longtemps, Mais je n’étais pas sûr d’arriver à rester calme…” Pour Schneidermann, les critiques adressées au Média sont irrecevables car c’est la “fonction du journalisme” de “faire la lumière (ou tenter) dans les zones d’ombre.” Avec lui, Henri Maler, le fondateur du site Acrimed (Action critique médias) estime qu’“il est de salubrité publique d’avoir contribué à lever” le doute qui “existait encore pour de nombreux contestataires”. Joint par Les Inrocks, il abonde : “C’était la première fois que je voyais Etienne Chouard mis en face de son incapacité à répondre à cette question. Il maintenait l’ambiguïté. Désormais elle est levée. J’ai appris quelque chose. C’est un acte journalistique incontestable, qui justifie de l’avoir interviewé”. Il veut pour preuve de l’impartialité de cet acte, le fait que tant les chouardistes que leurs opposants ont dénoncé l’interview, comme étant un tribunal de l’inquisition d’un côté, ou une tribune offerte sur un plateau d’argent de l’autre.
“Dérives rouge/brun”
Les ambiguïtés d’Etienne Chouard dans son rapport à l’extrême droite et au confusionnisme ne datent pourtant pas d’hier, et ont été de nombreuses fois démontrées (nous vous en parlions en 2014 ici). Conspiracy Watch, qui veille attentivement aux références du blogueur, a révélé qu’en 2007, il adoubait déjà la thèse du complot sur les attentats du 11 Septembre suite à sa rencontre avec le conspirationniste Thierry Meyssan. Il qualifiait alors celui-ci de « résistant », comme il le fait régulièrement avec Alain Soral, idéologue d’extrême droite fondateur d’Egalité & Réconciliation – qu’il a rencontré à trois reprises, et qui l’a d’ailleurs soutenu sur Twitter. Etienne Chouard a aussi animé un débat organisé par l’association conspirationniste ReOpen 911 en 2010. Il recommandait sur son blog en 2011 un livre du théoricien du complot Antony C. Sutton, et un autre du néonazi américain Eustace Mullins. Des conférences d’Etienne Chouard ont été commercialisées par Culture libre, une association dont le fondateur est responsable de la section locale d’Egalité & Réconciliation (E & R) à Marseille. Début mai encore, un article du Monde nous apprenait qu’il participait à un débat à Paris avec l’essayiste belge conspirationniste Michel Collon sur “la médiabolisation des ‘gilets jaunes’”. Jamais Etienne Chouard ne s’est désolidarisé de ces références à l’extrême droite soralo-dieudonniste.
C’est pour cette raison que plusieurs personnalités de gauche radicale, dont il était autrefois proche, ont pris leurs distances avec lui. C’est le cas de Martine Billard, co-présidente du Parti de gauche, en 2014. Ou de Clémentine Autain, qui avait dénoncé les “dérives rouge-brun”, après que François Ruffin a salué son travail de pédagogie sur le RIC :
Je suis évidemment en phase avec la proposition pour le RIC mais j"avoue, je n'aurais pas pris en modèle Etienne Chouard. Mais sans doute suis-je trop sensible aux dérives rouge/brun… https://t.co/Mecr9g8int
— Clémentine Autain (@Clem_Autain) December 18, 2018
Interrogé sur France Inter le 12 juin au sujet de l’interview d’Etienne Chouard au Média, François Ruffin a réagi : “C’est de la pure connerie. J’ai déjà dit que j’avais fait une erreur. Je l’ai dit, je le redis”.
“Ils essayent de le sauver”
C’est la raison pour laquelle, aux yeux de Rudy Reichstadt, qui dirige Conspiracy Watch, l’inviter encore une fois sur un média qui se veut alternatif relève de l’“opération de blanchiment” : “Les deux journalistes du Média exonèrent Etienne Chouard de toute arrière-pensée antisémite”, analyse-t-il. “Ils ont fait cette émission en ayant de la sympathie pour lui. Ils essayent de le sauver, lui tendent la main. Et la conclusion de l’émission, qui dure plus d’une heure, c’est qu’il y a un malentendu sur lui. Ce n’était pas un traquenard. Denis Robert n’a pas voulu le piéger.” Il rappelle qu’en de pareilles situations, d’autres journalistes n’ont pas fait preuve de la même souplesse. Par exemple, Thierry Ardisson avait signalé à Dieudonné en 2014 qu’il ne l’inviterait plus, suite à ses propos sur l’antisémitisme. A l’inverse, après avoir déclaré qu’il espérait avoir “dissipé quelques malentendus”, Denis Robert lance, à la fin de l’interview d’Etienne Chouard : “On se reverra de toute manière.”
Contacté par Les Inrocks, Denis Robert n’a pas souhaité “remettre une pièce dans la machine”. Dans un message publié publiquement sur Facebook, il encourage à regarder l’émission dans sa globalité, et assume : “Etre au milieu de ces vents contraires donne une vue imprenable sur les dogmatismes ambiants. Je ne regrette ni l’initiative ni sa forme, même si tout est perfectible. J’ai fait ce qui me semblait et me semble juste. Je l’ai fait sans haine, ni passion particulière. J’ai essayé de faire du journalisme. Ce qui devient – je m’en rends compte – assez peu banal dans ce pays.” Pour lui, il ne fait qu’appliquer de “vieux préceptes visant à la liberté d’expression”.
Une polémique du même ordre avait percuté Frédéric Taddéï lorsqu’il avait invité Marc-Edouard Nabe, écrivain jadis proche de Dieudonné et Soral, dans son émission Ce soir (ou jamais !) sur France 2, en 2014. Le présentateur s’en défendait ainsi : “Cela ne veut pas dire que je souscris à toutes ses thèses mais il faut arrêter de le criminaliser sans le lire. Si son prochain livre sur le complotisme, que je n’ai pas lu, pouvait permettre de lever toutes les ambiguïtés le concernant, ça serait bien !” En l’occurrence, pour Etienne Chouard, l’ambiguïté est bel et bien levée – mais dans le sens inverse.
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