Avec la crise, les petites mains de l’industrie du fast-food aux Etats-Unis ne sont plus des étudiants en quête d’argent de poche. La plupart vivent en dessous du seuil de pauvreté. Jeudi 29 août, des milliers d’employés ont fait grève dans près de 60 villes pour réclamer un salaire décent.
Phillip Bailey, 39 ans, employé dans un McDonald’s de Detroit, touche 7,40 dollars de l’heure, le minimum légal dans l’Etat du Michigan. Il travaille en moyenne vingt heures par semaine. “J’aime mon job, dit-il, je bosse dur. Mais mon salaire est tout simplement insuffisant pour vivre. Je ne peux ni me loger ni me nourrir correctement.” Phillip aimerait trouver un travail supplémentaire pour gagner un peu plus. « Mais Detroit est sinistrée par le chômage, soupire-t-il. Et puis McDonald’s veut que ses employés soient disponibles à n’importe quelle heure.” Il y a quelques jours, il a été expulsé de son appartement.
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“Comme la plupart de mes collègues, je vais devoir demander l’aide du gouvernement fédéral pour me nourrir”, ajoute-t-il. Il constate, amer : “Nous ne gagnons même pas assez pour acheter notre propre nourriture…”
Considérant n’avoir plus rien à perdre, il a décidé comme plusieurs milliers d’employés de la restauration rapide (McDonald’s mais aussi KFC, Burger King, Subway, Wendy’s, Pizza Hut…) de faire grève pour obtenir un meilleur salaire ainsi que le droit de se syndiquer sans crainte de représailles.
« Fight for 15 dollars »
Depuis dix mois, la grogne ne cesse de prendre de l’ampleur. Ils étaient deux cents à New York lors de la première grève en novembre. En juillet, Detroit et Chicago ont rejoint la lutte. Jeudi dernier, la grève s’est étendue à près de 60 villes réparties sur l’ensemble du territoire. Un succès qu’il faut cependant relativiser : seule une petite minorité des 2,4 millions d’Américains travaillant pour l’industrie du fast-food s’est mobilisée. Les grévistes se sont fixé un objectif, devenu slogan : “Fight for 15 dollars », c’est-à-dire combattre pour un salaire de 15 dollars de l’heure – environ le double du salaire minimum légal appliqué dans la plupart des Etats.
Pour la juriste Anne Deysine, spécialiste des Etats-Unis, cette revendication, bien que « légitime”, constitue “une demande quasi impossible sur le plan économique”. La Maison Blanche et certains membres du Congrès se sont récemment prononcés en faveur d’une augmentation du salaire minimum. Mais avec un objectif bien plus modeste : 9 dollars de l’heure. “Et déjà la bataille législative serait rude, avec une base républicaine majoritairement opposée à toute augmentation et des industries extrêmement puissantes”, prédit Anne Deysine. En un mot, selon la juriste, “il ne faut pas s’attendre à une révolution. Mais des négociations locales pourront peut-être permettre aux employés d’obtenir des avantages marginaux, de petites revalorisations et des contrats moins désavantageux.”
Mais les employés en lutte ne veulent pas en rester là et comptent sur le soutien de l’opinion publique, des communautés – notamment religieuses – et du syndicat international des employés des services (SEIU) dont la présidente Mary Kay Henry, déclarait en juillet dans un communiqué qu’“aucune personne avec un travail à temps complet ne devrait vivre dans la pauvreté”. Le collectif new-yorkais Fast Food Forward l’assure sur son site : “Nous n’accepterons pas un système qui nous permet à peine de survivre.”
Le collectif rappelle que l’industrie du fast-food génère chaque année un chiffre d’affaires de 200 milliards de dollars. En moyenne, le directeur d’une grande compagnie de fast-food gagnerait 25 000 dollars par jour. A New York, un employé doit lui se contenter de 11 000 dollars… par an.
Des salaires insuffisants, d’autant plus que le profil sociologique des travailleurs du secteur a évolué avec la crise. “Ce ne sont plus des petits boulots réservés aux étudiants qui veulent se faire de l’argent de poche”, explique Anne Deysine. Les emplois bien payés se sont raréfiés et une partie de la population, paupérisée, se rabat sur les jobs proposés par les fast-foods.
“L’emploi s’améliore doucement aux Etats-Unis, mais c’est principalement au profit des jobs les moins bien rémunérés”, regrette Phillip Bailey. Anne Deysine remarque :
“Des adultes, des pères et mères de famille, et même des personnes âgées de plus de 65 ans se retrouvent à servir des hamburgers. Et ils doivent faire avec un droit du travail américain défavorable aux plus pauvres. Pas d’assurance sociale, pas de couverture santé.”
Résultat : la plupart des salariés de la restauration rapide dépendent des aides médicales et alimentaires délivrées par le gouvernement fédéral.
La toute-puissance de l’industrie
De leur côté, les grands noms du fast-food ne semblent pas pressés de changer la donne. “Il y a une toute-puissance de l’industrie, qui se sent invulnérable”, estime Anne Deysine. McDonald’s s’est fendu il y quelques semaines d’une opération de communication pour le moins malheureuse. Le roi du big mac a mis en ligne un site pour apprendre à ses salariés à mieux gérer leur budget. Un monument de paternalisme infantilisant, avec quelques perles, comme la rubrique “Comprendre vos frais” : “Vos frais sont ce que vous dépensez, que ce soit une facture de téléphone, un ticket de bus, l’essence, le loyer, ou même une barre chocolatée. […]. Quand vous saurez où votre argent va, vous serez capable de prendre des décisions intelligentes qui vous aideront à faire des économies.” Phillip Bailey enrage : “Je ne me sens pas respecté par McDonalds. S’ils respectaient vraiment leurs employés, ils négocieraient avec nous. C’est ça le respect.”
Mais les géants du secteur, appuyés par la National Restaurant Association (le puissant lobby des restaurateurs), se savent en position de force et déploient en chœur un argumentaire bien rodé : l’augmentation des salaires détruirait des jobs et obligerait les fast-foods à augmenter le prix des produits, au détriment des consommateurs. Autre argument défendu par plusieurs chaînes : la plupart de leurs restaurants étant tenus par des franchisés, ils estiment ne pas être responsables des salaires pratiqués. “C’est la fameuse question : Who’s the boss ?, commente Anne Deysine. Le système complexe des franchises est très déstabilisant pour les employés qui ne savent plus à qui adresser leurs revendications. D’autant que la plupart ne sont pas syndiqués.”
A défaut des 15 dollars par heure, la mobilisation des grévistes pourrait redonner du souffle à un syndicalisme moribond et rééquilibrer le rapport de force avec l’industrie. C’est en tout cas ce qu’espère Phillip Bailey : “On ne peut pas se battre seuls. Les managers nous riront au nez puis nous licencieront. Les travailleurs et leurs syndicats doivent forcer les compagnies de fast-food à nous payer correctement.” Il conclut : “Nous devons être solidaires. Je pense que cette lutte va être longue et difficile. Mais nous nous battrons jusqu’à ce l’on gagne.” En attendant, Phillip a repris le boulot. Son “McJob », comme il l’appelle.
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