Ingérences étrangères, fake news, « coup d’Etat législatif » en Caroline du Nord : passage en revue des symptômes d’une démocratie actuellement malade.
On pensait les institutions démocratiques américaines solides : ces derniers mois, elles traversent une période de grande fébrilité. Perméables à la propagande, à l’interventionnisme de puissances étrangères, soumises aux intérêts privés…
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Si les années trente reviennent régulièrement pour décrire l’ambiance actuelle, des commentateurs remontent plus loin dans l’Histoire. L’économiste Paul Krugman, dans le New York Times daté de lundi, titré Comment finissent les républiques, compare Washington à la République romaine la veille de basculer dans l’Empire, et qualifie les institutions américaines de village Potemkine.
« Sur le papier, la transformation de la République en Empire n’a pas eu lieu à Rome. La Rome impériale était toujours dirigée par un Sénat… qui disait amen à l’Empereur, qu’on appelait juste ‘commandeur’. »
Krugman file la métaphore avec la situation actuelle. « Le processus de destruction de la démocratie tout en préservant son apparence est déjà en route ».
Fake news
Les fake news sont au cœur de l’actualité, partout dans le monde. Ces infos grotesques sont fabriquées de toutes pièces par des internautes, par idéologie ou par appât du gain. Les fausses infos génèrent des clics, et donc de l’argent. Le Washington Post a rencontré le mois dernier l’un des auteurs de ces fake news. Paul Horner a bâti un empire sur Facebook, déclare tirer 10 000 dollars de revenus par mois de son activité grâce aux pubs. Il déteste Trump, trouve ses supporters débiles et s’étonne que les hommes politiques – notamment l’ancien directeur de campagne de Trump Corey Lewandowski, qui a désormais son rond de serviette chez CNN – prennent ses histoires pour argent comptant sans rien vérifier. Pour Horner, c’est comme une énorme farce qui rapporte de l’argent mais qui a mal tourné. Il ne s’arrêtera pas pour autant, l’activité étant très lucrative.
Facebook, catalyseur de ces fake news avec Google Actualités, est sur la sellette. Au lendemain de la victoire de Trump, le réseau social a d’abord nié en bloc avoir eu une influence sur les résultats. Mark Zuckerberg a déclaré sur sa propre page Facebook qu’il était « très improbable » que les fausses infos aient eu un quelconque impact sur les élections.
Il évolue vite sur la question. Le 15 décembre, Facebook déclare prendre le problème à bras le corps. L’usager sera prévenu quand une info qu’il s’apprête à partager est considérée comme fausse. Selon la radio publique américaine, Facebook annonce vouloir travailler avec des « groupes de fact checking ». Facebook invitera aussi les usagers à participer, en signalant une info considérée comme un hoax.
Comme sur Wikipédia, il y aura donc une part d’autorégulation des usagers, et une part de professionnels employés à cette tâche. On ne sait pas encore ce qu’il adviendra pour des infos dans une autre langue que l’anglais : en Indonésie, en Colombie, aux Philippines, les fake news influent sur la vie politique à des niveaux jamais vus.
Dans la sphère française, les fake news sont aussi un sérieux problème et ont déjà occasionné des dégâts politiques : demandez à Alain « Ali » Juppé ; plus récemment à François « Farid » Fillon. Facebook embauchera-t-il une équipe de fact-checkers pour les élections françaises ?
Ingérence extérieure
Les accusations de la CIA quant à une manœuvre de hacking du camp démocrate par Moscou pour favoriser Trump sont désormais formelles. Comme si la première puissance militaire mondiale n’était plus maîtresse de son propre destin.
Le sénateur républicain John McCain résume le danger : « Les récentes informations sur une interférence russe sur nos élections devraient alarmer chaque Américain », écrit-il dans une lettre à son chef de groupe au Sénat, Mitch McConnell. McCain réclame avec plusieurs collègues comme le chef démocrate au Sénat Chuck Schumer la création d’une équipe, nommée par le Sénat, pour enquêter sur ces cyberattaques. Cette commission ne changera pas le cours de l’élection passée, bien sûr, mais l’idée est que cela ne se reproduise plus.
Les agences de renseignement sont persuadées de la manip’, sauf le nouveau boss du pays. En guise de réponse, Trump a humilié la CIA, en déclarant que ses analyses sont politiquement orientées pour lui voler sa victoire, et en rappelant très malicieusement que les Etats-Unis ont envahi l’Irak sur la base de preuves fabriquées par les agences de renseignement en 2003.
Can you imagine if the election results were the opposite and WE tried to play the Russia/CIA card. It would be called conspiracy theory!
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) December 12, 2016
Les adversaires de Donald Trump se réjouissent – se soulagent ? – de voir Trump humilier le personnel de la CIA. Pour eux, c’est une garantie que Trump n’agira pas en autocrate. N’importe quel chef d’Etat autoritaire, Erdogan en Turquie ou Poutine en Russie, fonde sa mainmise sur les services de renseignements. Le tweet de Trump sur la CIA sonnerait donc comme la première faute politique de son mandat.
« Coup d’Etat législatif » en Caroline du Nord
Une fois l’élection perdue, on dépouille le vainqueur de ses pouvoirs… Donald Trump occupe tant les esprits que les événements actuels en Caroline du Nord, où un gouverneur élu le 8 novembre se voit dépossédé de ses prérogatives par les Républicains du Sénat de Charleston, passent presque inaperçus.
Le candidat sortant républicain, Pat McCrory, est à l’origine du projet de loi stupide interdisant aux transsexuels d’utiliser les toilettes de leur choix, et de mesures entravant le vote noir, comme Les Inrocks l’ont raconté le jour du scrutin. Après l’élection du démocrate Roy Cooper, le sénat républicain s’est réuni en séance exceptionnelle pour voter en urgence des lois limitant ses pouvoirs. C’est pratiquement comme si l’élection était annulée. Une mise en pratique glaçante du jusqu’au-boutisme républicain, de la logique de parti dépassant tout autre priorité, y compris le respect de la chose votée : un « coup d’Etat législatif », estiment plus simplement Mark Joseph Stern de Slate.com, qui compare la situation à un pays instable et en proie aux coups d’Etats autoritaires, comme le Venezuela.
« Les citoyens de Caroline du Nord ont fait un choix clair : élire un gouverneur démocrate, explique de son côté Paul Krugman. Le Sénat républicain n’a pas ouvertement annulé les résultats – pas cette fois – mais il a très efficacement déshabillé le gouverneur de ses pouvoirs, s’assurant que la volonté de l’électeur ne compterait pas. Ajoutez à ça les efforts de décourager les minorités de voter, et vous avez le potentiel de fabriquer de facto un pays gouverné par un parti unique : un pays qui maintient une fiction de démocratie. » Ce n’est pas un gauchiste échevelé qui s’exprime : c’est un prix Nobel d’économie.
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