Interpellé par une tribune notamment impulsée par Jeanne Balibar, l’Etat va-t-il se décider à intervenir en faveur d’un secteur durement touché ? Les œuvres d’art et leur capacité d’interrogation du réel sont pourtant indispensables à toute société humaine…
Tandis que nous bouclons ce numéro, l’entourage d’Emmanuel Macron affûte sans doute ses derniers éléments de langage pour préparer la communication du Président relative à la situation alarmante de la plupart des acteur·trices du secteur de la culture. Cette communication, on ne sait toujours pas, à cette heure, à quel moment de la journée et par quel canal elle va se produire (un texte, une intervention télévisée, une vidéo sur TikTok ?). Annoncée sur Twitter le week-end dernier, elle valait surtout comme accusé de réception à la vigoureuse injonction adressée aux pouvoirs publics par une tribune d’artistes publiée vendredi dernier par Le Monde. « Culture oubliée », la locution, devenue un hashtag cinglant, visait l’impasse faite par Edouard Philippe lors de son allocution à l’Assemblée nationale, qui, énumérant les secteurs industriels en péril, n’a pas mentionné celui de la culture.
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Interpellé personnellement (« monsieur le président de la République, cet oubli (…), nous attendons que vous demandiez à votre Premier ministre et à vos ministres de le réparer »), Emmanuel Macron a légitimement dégainé le premier (par un tweet : « Aux artistes qui se sont exprimés, je veux dire que je les entends… »). Il est plus étonnant qu’il choisisse de faire les annonces lui-même, doublant ainsi un ministre de la Culture dont le texte pointait déjà l’inaudibilité du discours. Certes, dans l’intervalle entre le tweet et l’intervention annoncée de Macron, Franck Riester a pris par deux fois la parole – dans L’Express puis sur Europe 1. Mais, contraint de laisser la primeur des annonces au Président, le ministre n’a pu que décliner des promesses sans dévoiler le début d’un plan d’action – exercice inconfortable qui ne renforçait pas sa fonction.
Dans l’attente de cette intervention promise du Président mais toujours pas calée, on se raccroche donc à son tweet laconique. Un terme interpelle dans son message : « L’avenir a besoin de votre pouvoir d’imagination. » Le choix du mot « imagination », plutôt qu’inspiration, talent, compétence, audace, inventivité…, interroge. C’est ambigu l’imagination. C’est évidemment une des plus belles facultés humaines, un mode de résistance à la littéralité factuelle du monde. Mais limiter le travail des artistes au travail de l’imagination, c’est aussi à nouveau reconduire une opposition entre ceux qui s’occupent du réel, donc des choses sérieuses – les politiques, les hommes de sciences, voire les intellectuels –, et de l’autre les rêveur·euses, les poètes, les saltimbanques.
L’imagination est une puissance immense, mais elle ne vaut que si elle est un outil de lecture, de critique, d’interprétation du réel. Elle ne produit pas un espace séparé de la vie, qui viserait à contenter le besoin d’évasion, la nécessité de divertissement ou autres antiennes que même les gens les mieux intentionnés invoquent pour justifier la nécessité des industries culturelles. C’est aussi du pouvoir d’observation, d’entendement et d’interprétation (autant que d’imagination) des artistes que l’avenir a besoin.
Parler d’imagination, enfin, n’est-ce pas une incitation à trouver des façons de créer sans bénéficier de trop de moyens ? Une façon prudente pour l’Etat de ne pas trop s’engager et préparer un avenir dans lequel il faudra aux artistes beaucoup d’imagination pour composer malgré les restrictions (comme lorsqu’on loue l’imagination des enfants capables de s’amuser des heures d’un bout de bois et d’un caillou, transmué dans l’imaginaire en épée, dragons et autres chimères).
Il n’est pas fortuit que cette tribune percutante et très fédératrice parue dans Le Monde émane d’une artiste, Jeanne Balibar (qui l’a donc initiée aux côtés de Marina Foïs, Catherine Corsini et Pascale Ferran) qui est aussi l’auteure de la comédie politique la plus décapante de l’année. Sorti en janvier dernier, Merveilles à Montfermeil, à travers le récit cocasse des initiatives innovantes d’un conseil municipal mené par la maire Emmanuelle Béart, était un plaidoyer pour réintroduire du possible, de l’idéal et de l’invention, dans un endroit (l’action politique) où un pseudo-pragmatisme reconduit toujours une gestion molle et sans vision de la chose publique. Le film de Jeanne Balibar et la tribune qu’elle a initiée participent du même geste – preuve s’il en est que la création artistique n’opère pas dans un espace séparé. Il faut beaucoup d’imagination pour envisager que les choses puissent être autres que ce qu’elles sont et appeler (par une fiction ou par une tribune) au changement. Mais il faut surtout une très grande sensibilité et une compréhension vigilante du réel.
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