Avec son esthétique minimaliste, son interface inspirée de l’application Tinder et sa stupéfiante profondeur narrative, “Reigns : Game of Thrones” surpasse toutes les autres adaptations vidéoludique de l’œuvre de George R.R. Martin. C’est pourtant l’œuvre d’un tout petit studio londonien fondé par le Français François Alliot.
C’est une idée qui vient de loin. “La rencontre de Tinder et de Game of Thrones” : voilà comment François Alliot, le fondateur français du studio londonien Nerial avait, dit-on, pitché le premier Reigns à Devolver Digital à l’époque où il cherchait un éditeur. Game of Thrones parce que ce jeu de stratégie pas comme les autres nous installait sur le trône d’un royaume tiraillé par les complots et luttes d’influence où l’on mourait beaucoup (et de manières aussi nombreuses que pittoresques). La comparaison avec Tinder, elle, provient de l’interface même de Reigns, pensée pour les machines à écrans tactiles : à l’écran s’affichent successivement des cartes à l’effigie de l’un ou l’autre des nombreux personnages du jeu (conseillers, rivaux, courtisans…) que l’on fera glisser vers la droite ou la gauche selon que l’on décide d’apporter une réponse favorable ou non à ce qu’il nous demande.
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Neuf candidats au Trône de fer
Après Reigns (2016), qui fut à la fois un joli succès critique et un best-seller sur mobiles, il y eut Reigns : Her Majesty (2017), encore meilleur (et bénéficiant, à l’écriture, du renfort de la journaliste Leigh Alexander), qui en reprenait la formule en nous mettant cette fois dans la peau d’une reine. Ou plutôt de plusieurs, car c’est moins un personnage qu’une lignée que l’on joue dans les deux premiers Reigns : lorsque, après deux, dix ou cinquante années de règne, notre souverain(e) quitte ce monde généralement dans d’atroces souffrances (brûlé vif, dévoré par des rats…), c’est avec celui ou celle qui lui succède que l’on enchaîne, bien décidé, selon la formule consacrée, à faire mieux la prochaine fois grâce à l’expérience acquise et, parfois, à quelques objets utiles et petits pouvoirs spéciaux. Et finalement, la réputation de Nerial grandissant (à défaut de sa taille qui demeure “microscopique” selon Alliot lui-même), la “rencontre” fantasmée a enfin eu lieu. Et il y a toutes les raisons de s’en réjouir : après divers essais plus ou moins concluants, le meilleur jeu adapté de Game of Thrones est arrivé.
Adapté de Game of Thrones mais, aussi, adapté de Reigns, car ce spin-off ne se contente pas de décalquer le principe des deux jeux précédents (qui, accessoirement, ont bénéficié il y a peu d’un portage sur la Switch que l’on ne saurait trop recommander à ceux à qui les versions d’origine auraient échappé). Cette fois, logiquement, on ne sautera pas d’un héritier de la couronne au suivant des centaines d’années virtuelles durant, car le but est quand même de nous faire contrôler (autant que possible) le destin des héros des romans de George R.R. Martin et de la série HBO. Neuf d’entre eux sont appelés à monter sur le trône dans le jeu, que l’on débloquera au fil de notre progression dont les lignes narratives respectives de chacun, de Daenerys Targaryen à Jon Snow en passant par Tyrion Lannister ou Arya Stark.
Simplicité et profondeur
Chaque apparition d’un nouveau visage sur la grille de neuf cases où l’on choisit notre alter ego au début de chaque partie est d’ailleurs un moment réjouissant : c’est la promesse de nouveaux événements, de nouveaux cas de conscience et de nouveaux virages dans cette folle série de variations sur la mythologie de Game of Thrones. Qu’il vaut sans doute mieux connaître sur le bout des doigts pour en apprécier toutes les nuances, mais ce n’est absolument pas indispensable pour apprécier le jeu. L’auteur du présent article confesse d’ailleurs n’avoir qu’une idée assez vague de qui sont tous ces gens.
On retrouve dans Reigns : Game of Thrones les choix à l’origine de la réussite des Reigns précédents qui, par leur mélange de simplicité – le minimalisme évocateur de la forme – et de profondeur, tiennent de l’actualisation à l’ère numérique et digitale (on parle bien ici des doigts) des antiques Livres dont vous êtes le héros. Et qui, avec quelques autres titres eux aussi pensés d’abord pour les mobiles et tablettes comme Burly Men At Sea, Florence ou le diptyque A Normal Lost Phone et sa “suite” Another Lost Phone, tendent à montrer que l’avenir du récit interactif pourrait bien être autant dans les petits jeux inventifs et audacieux que chez les gros plus prétentieux.
Une satire politique et un appel à l’expérimentation
L’un des éléments clés est la présence, en haut de l’écran, de quatre icônes qui tiennent lieu de jauges et qui évaluent notre popularité auprès du peuple ou de l’Eglise, l’état de notre armée et les finances du royaume. Si l’une des quatre mesures devait atteindre sa valeur minimale ou même, et c’est l’une des audaces de François Alliot et de ses complices, maximale, et votre sort sera scellé. Étrangement se cache ainsi, dans l’aventure largement fantaisiste, une sorte d’appel à la mesure, voire à la saine gestion relativement humaniste mais pas trop généreuse non plus. Le bon roi ou la bonne reine serait ainsi celui ou celle qui n’en fait pas trop et qui parvient à ménager la chèvre et le choux. Sachant cela et ne quittant pas les quatre mesures des yeux, on peut aussi choisir de jouer à flirter avec les (décisions) extrêmes en évitant d’y succomber : plus qu’à la rigueur, les Reigns sont de joyeuses incitations, par ailleurs largement satiriques (voire la nature binaire des pseudo-choix où il n’est pas interdit de voir une critique de nos processus censément démocratiques), à l’expérimentation.
La différence de ce volet Game of Thrones avec les précédents Reigns réside dans la nature, disons, horizontale plutôt que verticale, de son rapport au temps. Nos parties (souvent très courtes, ce qui sied plutôt bien au jeu mobile) ne se suivent pas (en passant d’un souverain à son héritier, donc) mais se complètent, voire se superposent. Ce sont autant de versions possibles, par définition non canoniques, de l’histoire de Game of Thrones. Ce n’est pas “Et puis” (il se passa ça, puis ça, puis encore ça…), c’est “Et si” (untel faisait telle chose, unetelle refusait telle autre…), en boucle, jusqu’au vertige, jusqu’à l’ivresse. Ce sont des rêveries, des fantasmagoriques, des jam sessions plus ou moins délirantes sur l’univers des romans et de la série. Ce qui, au fond, pourrait bien être la meilleure des manières d’adapter une œuvre, quelle qu’elle soit, en jeu.
Reigns : Game of Thrones (Nerial / Devolver Digital), sur iOS, Android, PC et Mac, environ 4€
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