Connu pour “The Red Strings Club”, le studio espagnol Deconstructeam réunit une dizaine de titres pas comme les autres dans une anthologie aux allures de recueil de nouvelles vidéoludiques, entre expérimentation et commentaire social.
Un jeu de poterie cyberpunk, une initiation aux arrangements floraux dans la peau d’un tueur à gage, une simulation de duo comique qui est aussi une rom-com gay ou une visite en librairie à la recherche d’un cadeau pour Papa : les 10 titres réunis dans la collection Essays on Empathy tranchent assez nettement avec l’ordinaire vidéoludique, et même avec les deux jeux pourtant déjà pas ordinaires qui ont fait connaître le studio espagnol Deconstructeam (les très recommandables Gods Will Be Watching et The Red Strings Club).
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Il faut dire que ces dix-là sont d’une autre nature et que, s’ils bénéficient aujourd’hui du soutien du même éditeur, Devolver Digital, ils ont été développés dans des conditions bien différentes : 8 d’entre eux ont ainsi été conçus en moins de 72 heures entre 2015 et 2019 au cours de compétitions de création de jeux vidéo; le neuvième est un “cadeau” pour un ami de l’équipe qui a participé à sa conception; et le dixième, De Tres al Cuarto, est un projet totalement inédit mené depuis l’an dernier sur fond de pandémie de Covid (que le trio qui constitue Decontructeam – Jordi de Paco, Marina Gonzalez et Paula Ruiz – avoue avoir très mal vécue).
Point and click
Plastiquement, ces 10 jeux ont un air de famille. Avec leurs personnages et décors en 2D et ce style à la fois dépouillé – osons le mot : rétro – et puissamment évocateur, ils pourraient presque passer pour des jeux d’aventure occidentaux des années 1990 retrouvés dans les archives de studios comme LucasArts (Monkey Island, Maniac Mansion…), Sierra (Police Quest, Leisure Suit Larry…) ou Revolution Software (Les Chevaliers de Baphomet). Si l’on met de côté le titre le plus ancien de la collection, Underground Hangovers (2015), plus orienté action et dont les membres de Deconstructeam annoncent eux-mêmes qu’il est d’une autre époque, c’est aussi ludiquement qu’ils apparaissent comme des évolutions de ces point and click devenus mythiques. La base est là : observer les décors et les personnages, déterminer quelles interactions sont possibles et faire des choix (notamment dans les séquences dialoguées). Ensuite, tout devient possible : du genre supposé daté naît, sur le plan créatif, un espace incroyablement moderne de liberté.
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Ces titres, donc, ont été conçus dans des conditions particulières, et ça se sent. Plutôt brefs – compter entre une demi-heure et une petite heure et demie pour voir le bout de chacun d’entre eux –, ils oscillent entre le jeu d’essai et l’œuvre d’intervention. Parfois, il s’agit de tester des idées qui pourraient éventuellement servir dans une prochaine production commerciale. Supercontinent LTD (2016), qui nous fait enquêter à coups d’appels téléphoniques dans un univers cyberpunk, nous confie ainsi un personnage que l’on retrouvera 2 ans plus tard dans The Red Strings Club. Créé la même année, Zen and the Art of Transhumanism annonce lui aussi ce dernier avec son univers nocturne et riche en néons, à ceci près qu’au lieu de préparer des cocktails comme dans The Red Strings Club, on y élabore sur un tour de potier du futur des implants pour “améliorer” nos client·e·s et les rendre populaires sur Internet, fort·e·s, inspiré·e·s ou séduisant·e·s. Sauf qu’au bout du compte, dans la grande tradition des nouvelles littéraires et des courts métrages de cinéma qu’évoque cette anthologie, il y a un twist – sur lequel il vaut mieux ne rien dire ici.
Des jeux au propos politique et social
A ces jeux qu’on pourrait qualifier de brouillons d’œuvres à venir s’ils n’étaient pas aussi aboutis s’ajoutent d’autres au propos politique et social plus évident. C’est le cas du très émouvant Behind Every Great One (2018), qui fait un peu penser au récent A Comfortable Burden des Français d’OtterWays, où l’on dirige une femme qui étouffe dans une relation abusive, prise entre son mari peintre auto-centré et les parents (surtout la mère) de ce dernier. Ses journées se suivent et se ressemblent, le ménage, la cuisine, arroser les plantes… “Est-ce que tu veux faire l’amour ?” lui demande le Grand Artiste à la nuit tombée. En général, ressentant très fortement le piège dans lequel elle n’a plus la force de se débattre, on n’a pas trop le cœur à ça.
D’autres jeux, encore, partent dans des directions peu explorées dans leurs “grosses” productions (tout est relatif) par le trio de Deconstructeam. C’est le cas d’Engolasters January 2021 (2017) et de Dear Substance of Kin (2019), qui tentent l’option monde ouvert et “bac à sable” pour raconter des histoires moins linéaires. Des expériences à retenter, donc, pour trouver une issue différente, en particulier Engolasters avec sa scientifique qui se vide de son sang dans le désert et hésite entre essayer de convaincre son fils, au téléphone, de revenir sur sa décision de fuguer et partir à la recherche des extra-terrestres dont elle a trouvé des traces. Et puis, il y a 11:45 A Vivid Life, dans lequel une jeune femme découvre dans son organisme des corps étrangers qu’elle extrait elle-même, assise sur une nappe de pique-nique devant sa voiture. Va-t-on y déceler les signes d’une manipulation de science-fiction ou, au contraire, les stigmates d’une relation là aussi abusive ? De nos décisions dépendra la conclusion du jeu, mais c’est cet espace mental de doute inquiet, ce flottement à la fois presque badin et effrayant, qui fait le prix de cet exercice ligne claire particulièrement audacieux.
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Un fil conducteur : l’empathie
Le dernier jeu de la collection, De Tres al Cuarto, est aussi le plus long. On y suit un duo de comiques qui se trouve être aussi un couple dans une série de représentations. Le spectacle est un jeu en soi qui se pratique avec un deck de cartes au moyen desquelles on pourra relancer le dialogue entamé par notre partenaire ou le conclure par une punchline bien sentie. Plus le sketch dure, plus on marque de points, qui permettent ensuite d’acquérir de nouvelles cartes ou d’améliorer celles que l’on possède déjà. Un système tellement bien pensé qu’on rêverait de le retrouver dans un jeu plus long, avec davantage de variété dans lesdites cartes comme dans les numéros comiques. Mais De Tres al Cuarto est aussi, comme la plupart des jeux de cette collection, une plongée dans les affects et l’intimité de ses personnages et la scène n’est que la moitié de ce que l’on partage avec eux·elles. Il y a aussi la danse au bar, un joint sur la plage, l’amour à l’hôtel. Quelques larmes, et une conclusion assez inattendue.
“Essais sur l’empathie”, annonce le titre. L’empathie – c’est-à-dire la capacité à se mettre à la place d’un autre – devait logiquement être la base du jeu vidéo, sa dimension la mieux partagée. On se gardera de porter un jugement sur le reste de la production ludique, mais les Espagnols de Deconstructeam, aussi inventif·ve·s que sensibles et généreux·euses, ont le mérite de prendre ce programme au pied de la lettre. Le jeu vidéo est leur langage, leur mode d’expression. Un moyen de partager des sentiments, des idées, de faire voyager, de prendre parti. D’essayer des trucs, de rendre plus belle la vie.
Essays on Empathy (Deconstucteam / Devolver Digital), sur Windows, 11,49€
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