La très sérieuse et savante revue Esprit se penche sur “Le sexe après sa révolution”. Un état des lieux des espérances, parfois détournées, et des impasses propres à l’époque.
“Comprendre le monde qui vient”, la baseline de la revue Esprit, fondée en 1932 par Emmanuel Mounier, suggère que toutes les pratiques sociales, y compris les plus intimes, ont droit à des analyses savantes, dès lors qu’elles éclairent notre présent et esquissent l’avenir. A ce titre, et même si sa présence dans une revue habitée par les fantômes chrétiens et personnalistes surprendra ses lecteurs les plus traditionnalistes, le choix du “sexe après sa révolution” à la une du numéro d’été a valeur de symptôme : le sexe concerne tout le monde, y compris dans le champ de la philosophie, de l’anthropologie ou de la sociologie.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans un dossier coordonné par Jonathan Chalier et Michaël Fœssel, Esprit se penche ainsi sur la chair dans tous ses ébats. Certes, faisant l’économie des images, la raideur graphique de la revue laissera à distance les voyeurs. Pourtant, à défaut de représentations, les discours sur ces représentations nourrissent des analyses stimulantes, comme celles de Jean-Luc Nancy, sur la tension entre le sexe libéré et le sexe déchaîné, de Dominique Memmi sur la chair, support de l’identité individuelle, d’Eva Illouz et Dana Kaplan sur la sexualité comme capital et matrice de valeurs, ou encore celles, passionnantes, de Michael Fœssel sur la tension entre le sexe comme événement et comme représentation.
Si tout le monde s’accorde pour dire que la révolution sexuelle a eu lieu (celle des années 1960-1970), beaucoup s’opposent aujourd’hui sur l’interprétation de ses effets. “Ceux qui se réclament de son héritage insistent sur les bienfaits d’une évolution des mœurs qui a inscrit la liberté des désirs dans la législation. Ceux qui se sentent trahis par elle n’y voient qu’une réforme qui s’est trop bien accommodée des normes du capitalisme libéral”, soulignent Charlier et Fœssel, évoquant “l’injonction égalitaire transformée en culte de la performance, la fraternité en concurrence entre les corps et la liberté des mœurs en servitude pulsionnelle”. Sans pouvoir affirmer si la sexualité est plus heureuse ou malheureuse dans une démocratie, la revue suggère qu’elle est en revanche plus inquiète, “puisque le désir n’y est plus d’arpenter la voie que lui a fixée la nature ou la tradition”.
“Si Esprit a choisi de parler de sexualité, c’est pour prendre la mesure de cette inquiétude qui affecte même la distinction entre le sexe et l’amour”, expliquent les coordinateurs du dossier, structuré en deux parties : les nouvelles normes du désir au terme de la parenthèse enchantée qui a vu Eros investi d’espérances collectives, d’une part ; et ce qui, dans le sexe, échappe au désenchantement et que les théologiens et les philosophes ont appelé la chair, d’autre part. Bref, au-delà des plaisirs éprouvés ou des fantasmes actifs, la sexualité est aussi un sujet de réflexion concentrant l’esprit confus du temps. Avec Esprit, la chair est respectée à la mesure de ses vibrantes potentialités.
revue Esprit – “Le sexe après sa révolution”, juillet-août 2017, n° 436, 272 pages, 20 €
{"type":"Banniere-Basse"}