Soupçonné d’avoir transmis des informations sensibles dans l’affaire Woerth-Bettencourt, David Sénat a été brutalement débarqué du ministère de la Justice. Un an après, il revient sur les conditions de cette éviction et réagit à l’enquête illégale contre le journaliste du Monde.
Du jour au lendemain, David Sénat a perdu sa place. En septembre 2010, il est soupçonné, sur la base d’une enquête sans doute illégale des services de renseignement (la DCRI), d’avoir transmis au Monde des procès-verbaux d’audition dans l’affaire Woerth-Bettencourt, qui fait tant frissonner le pouvoir. Conseiller pénal de Michèle Alliot-Marie au ministère de la Justice, au service du gouvernement depuis 2002 dans plusieurs cabinets ministériels, ce magistrat de 46 ans se retrouve accusé, désavoué et limogé. Ou plutôt “cayennisé” : on lui a confié la tâche de réfléchir à l’hypothétique création d’une cour d’appel à Cayenne, en Guyane. Un poste “sans réel contenu”, de son propre aveu.
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Pour enfoncer le clou de sa mise au placard, David Sénat est mis en examen quelques semaines plus tard dans l’affaire Visionex, une sombre histoire de machines à sous. Au moins a-t-il toujours un bureau, dans un coin de Paris, une rémunération et quelques bricoles à étudier.
La cour d’appel ? Il ne sait pas si le projet existe toujours, pas de nouvelles. Pas de nouvelles non plus de son ancienne patronne, Michèle Alliot-Marie, depuis qu’il a été évincé. Certains diraient sacrifié, au nom des intérêts supérieurs de la nation et de ses officines. Une mise à pied brutale racontée dans le livre Sarko m’a tuer de Fabrice Lhomme et Gérard Davet, qui recense les victimes du système Sarkozy.
Navrante ironie : au cabinet du ministre de la Justice, David Sénat avait contribué à faire adopter la loi sur la protection des sources des journalistes. Lui, qui nie avoir commis les fuites dont on l’accuse, n’a pas été épargné. En octobre 2010, Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, parle de lui à mots couverts, en citant “un haut fonctionnaire, magistrat, membre de cabinet ministériel” qui aurait, selon lui, violé le secret professionnel. David Sénat attaque le ministre pour atteinte à sa présomption d’innocence et le fait condamner à un euro de dommages et intérêts. Dans l’affaire Woerth-Bettencourt, les pièces du dossier ont essaimé dans la presse comme des petits pains bénits. S’il refuse de se plaindre ou de blâmer le système qui l’a fait vivre, David Sénat ne veut pas jouer le rôle de bouc émissaire. Sa parole est rare, ses mots pesés un par un.
Les services de renseignement ont espionné Gérard Davet, journaliste du Monde, pour savoir qui lui avait transmis des documents de justice dans l’affaire Woerth-Bettencourt. Ils ont conclu que c’est vous qui avez fait fuiter les procès-verbaux d’audition de Patrice de Maistre, homme de confiance de Mme Bettencourt, auprès de ce journaliste, quand vous étiez conseiller de Michèle Alliot-Marie. Ont-ils raison de le penser ?
David Sénat – Non, je n’ai pas transmis ces documents à ce journaliste.
Les enquêteurs de la DCRI ont pourtant retrouvé votre numéro de téléphone dans les factures détaillées du journaliste Gérard Davet, montrant que vous avez correspondu à plusieurs reprises. Comment expliquez-vous cela ?
En quoi cela peut-il laisser supposer que j’ai remis à ce journaliste des documents ? J’ai avec ce journaliste des relations anciennes et professionnelles dans le cadre de mes fonctions. Gérard Davet est un journaliste très connu de la plupart des ministères au sein desquels j’ai servi. Travailler avec des journalistes fait partie du métier.
Savez-vous qui a pu faire fuiter ces procès-verbaux ?
Non.
D’autres membres du cabinet de Michèle Alliot- Marie avaient-ils, comme vous, des relations avec des journalistes ?
Par définition, les membres des cabinets ont des contacts avec des journalistes.
Et avec Gérard Davet en particulier ?
Je l’ignore, parce que Davet, comme tous les journalistes, protège ses sources. Et que tous les membres de cabinet protègent leurs relations avec les journalistes.
Quel type de relations entretiennent aujourd’hui les ministères avec les journalistes ?
Tout le monde sait que les flux réciproques d’information entre journalistes et membres des cabinets ministériels font partie du fonctionnement de la société politique. L’histoire des relations entre le pouvoir et la presse, c’est l’histoire d’une double manipulation : le pouvoir essaie de faire passer des messages via la presse, et la presse a besoin d’un certain nombre d’informations venues du pouvoir. Ne pas l’admettre est tout à fait dérisoire. Dans ce cadre-là, j’ai toujours travaillé avec des journalistes.
Mais jusqu’où vont ces échanges ? Des journalistes vont-ils jusqu’à donner des informations au pouvoir ?
Certains journalistes ont été à un moment donné des auxiliaires consentants dans les situations de crise.
Vous ne direz pas le nom de ces journalistes qui ont joué les “auxiliaires”, mais cela s’est produit avec quelles affaires ?
Je ne peux pas vous le dire.
Dans l’affaire Bettencourt, vous discutiez avec des journalistes ? Ils vous posaient des questions ? Qu’échangiez-vous ?
Plusieurs m’ont donné des informations précieuses sur le déroulement judiciaire de cette affaire. Ils étaient souvent mieux informés que moi sur l’enquête en cours. En tant que conseiller du garde des Sceaux, j’avais des éléments, mais ils étaient parcellaires : tout ce dossier était géré par le procureur Courroye et la filière policière. Moi, le job qui m’avait été confié était d’essayer d’atténuer ce qui sortait sur l’affaire. Il y avait deux sujets qui inquiétaient : la Légion d’honneur de Patrice de Maistre et l’embauche de Florence Woerth. Sur ces deux points, j’essayais de convaincre la presse que tout ça n’était pas forcément critiquable, et qu’il était donc dérisoire de reprocher ça à Eric Woerth. C’est ce qu’on essayait de faire passer comme idée.
Dans cette affaire des fuites au Monde, vous affirmez que le dossier vous accusant est vide. Pourquoi vous a-t-on alors mis sur la touche ?
Je ne me connais pas d’ennemis, mais si vraiment il faut trouver des raisons de m’écarter, on peut en trouver. J’ai été conseiller au ministère de l’Intérieur, où j’ai travaillé sur des projets de réglementation des cabinets d’intelligence économique. J’ai vite compris qu’il serait difficile de réglementer ce secteur. Pourquoi ? parce qu’un certain nombre de ces officines étaient très proches des services de renseignements. Une autre piste est mon amitié avec le commissaire Gayraud (soupçonné de ne pas avoir été loyal dans l’affaire Clearstream – ndlr), qui m’a valu d’être regardé de façon suspicieuse par la DCRI. Mais je ne peux favoriser aucune piste.
Vos références politiques, plutôt chiraquiennes, ont-elles pu vous desservir ?
A travers moi, c’est peut-être l’équipe de Michèle Alliot-Marie qui était visée. On n’était pas regardés comme des fidèles de la première heure, même si nous étions loyaux. J’ai toujours eu du mal à comprendre ce postulat de défiance ou d’hostilité. C’était une atmosphère très dure entre deux camps qui s’étaient à un moment opposés ; il y avait des feux mal éteints. Après, les raisons peuvent s’ajouter les unes aux autres.
Quand vous êtes parti, MAM vous a dit : “Je vous garde ma confiance.” Avez-vous l’impression d’avoir été trahi ?
Je suis simplement déçu. “Trahison” me paraît inadapté à la société politique, qui ne fonctionne pas nécessairement selon des référentiels de loyauté ou de déloyauté. Je regrette simplement de ne pas avoir été soutenu alors que j’avais servi pendant sept ans et que j’étais mis en cause, de manière mensongère sur le fond, et irrégulière sur le plan procédural.
Maintenant que vous en êtes complètement détaché, quel regard portez-vous sur le système politique actuel ?
La société politique a toujours fonctionné sur un mode qui a pu entraîner des dérives. Par ailleurs, je crois que le recours aux services de renseignement, dont la mission est le contre-espionnage et la protection des intérêts fondamentaux de la nation, à des fins de pur renseignement intérieur, est un vrai problème. Pour le reste je ne suis pas naïf, je connais ce système depuis longtemps, j’ai vécu dedans.
Avez-vous le sentiment que le système actuel est impitoyable avec les serviteurs de l’Etat en disgrâce ?
Il est d’une grande dureté, c’est certain, et peut être impitoyable. Si j’en juge par ma seule situation, oui. Ce n’est pas forcément l’Etat dans son ensemble, mais certains au sein de l’Etat. Je sais que le système politique n’est malheureusement pas toujours producteur de justice. Mais il y a un niveau de violence difficilement acceptable. Ecarter quelqu’un du jour au lendemain, brutalement, sur la base d’une pseudo-enquête, le nommer outre-mer dans ces conditions est très difficilement supportable.
Camille Polloni
David Sénat a également accordé une interview à France Inter. Voir la vidéo.
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