Sujet tabou en France, le business des escort boys pour femmes explose. Témoignage de ces hommes et de leurs clientes aux motivations diverses.
« J’ai dû annuler une cliente pour vous. Les Inrocks me doivent 400 euros”, lâche Denis, un brin provoc. Cheveux blonds, teint hâlé, menton signé d’une fossette, ce trentenaire élégant qui ressemble de manière troublante à Laurent Delahousse, le présentateur de JT de France 2, est plutôt fier de sa réplique.
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Assis dans son complet gris, dans un café du quartier du Trocadéro, il pourrait passer facilement pour un homme d’affaires ou un vendeur de produits de luxe. Mais, à 32 ans, Denis est escort, “comme Zahia”, plaisante-t-il.
“Il y a cinq ans, j’ai décidé de mettre mes talents au service des femmes.”
“Escort boy”, un anglicisme prude pour désigner les prostitués qui entrent en contact avec leurs clientes sur le net. Oubliez les soirées à l’opéra en compagnie de Lauren Bacall comme dans The Walker (Paul Schrader, 2007), il n’est pas question de jouer les toy-boys aux bras de richissimes femmes d’affaires mais bien de sexe tarifé.
“Je suis une pute”
Filles ou garçons, les escorts sont la version web des anciennes call-girls. “J’ai beau ne pas travailler au bois ou sous une porte cochère, je suis une pute”, précise Denis. Reste que ce dernier évolue dans un univers très différent de la prostitution de rue.
Tout comme Alexandre (certains prénoms ont été modifiés), 27 ans, dont le premier contact avec ses clientes se fait “soit par des sites de petites annonces, soit par agence basée à l’étranger”. Son tarif horaire : 300 euros. Le tout négocié par email et texto. “Aussi simple que réserver un Uber”, s’amuse-t-il. Uber et les prostitués, deux activités dans le collimateur du gouvernement.
Selon un rapport parlementaire paru en 2011, les hommes représenteraient 15% des prostitués, la majorité à destination d’une clientèle homo. Comparée à celle des femmes, la prostitution masculine est nettement minoritaire. Mais le business des escorts pour femmes serait en train d’exploser, assure Denis :
“Le nombre de profils de garçons explose sur le net. Les femmes sont de plus en plus nombreuses à être prêtes à payer pour du sexe.”
C’est aussi ce qu’avancent Sarah Kingston et Natalie Hammond, deux chercheuses anglaises qui viennent de publier une étude sur le phénomène (“Women who buy sexual services in the UK”, womenwhobuysex.org). Selon elles, le nombre de femmes à faire appel à des professionnels du sexe est en plein boom.
En France, la prostitution masculine destinée aux femmes n’est pas étudiée
Au Royaume-Uni, l’offre de prostitution masculine aurait été multipliée par trois ces cinq dernières années, passant de 5246 profils d’escort boys en 2010 à 15732 en 2015 pour 28614 profils de femmes. Sur la même période, le nombre de clientes à la recherche de relations hétéros tarifées aurait augmenté de 250%. Des chiffres étonnants, quand on sait la difficulté d’établir des statistiques fiables sur ce sujet. Mais qui ont le mérite d’exister.
En France, par contre, la prostitution masculine destinée aux femmes n’est simplement pas étudiée : “Personne, ici, n’a travaillé sur ce sujet, sans doute très marginal”, explique Lilian Mathieu, spécialiste au CNRS des questions de prostitution.
Même son de cloche du côté des abolitionnistes. Patric Jean, cofondateur du mouvement Zéromacho, rassemblant des hommes opposés à la prostitution, ne voit “pas l’utilité d’étudier cette forme de prostitution. C’est comme étudier le nombre de gens qui ont jeté leur chat contre un mur : ça existe mais il n’y a rien de systémique là-dedans. C’est de l’ordre de l’exception. Du fait divers.”
Pourtant, en quelques clics, on tombe sur plusieurs dizaines de profils d’hommes, la plupart âgés entre 22 et 45 ans, proposant aux femmes leurs services. Et ce, malgré la volonté des élus de lutter contre “le système prostitutionnel”.
“La prostitution ne se réduit pas à la domination masculine.”
Depuis la fin 2013, le débat sur la pénalisation du client ne cesse de rebondir à l’Assemblée nationale, porté par des associations féministes abolitionnistes opposant les prostituées femmes forcément victimes aux hommes. Mais le cas de ces hommes prostitués, gays ou hétérosexuels, n’a quasiment pas été abordé lors des travaux parlementaires. Seul le député écologiste Sergio Coronado a évoqué le sujet en citant l’étude des deux chercheuses anglaises :
“Que la prostitution soit un sujet sexué, je l’entends. C’est même un sujet de genre. Mais elle ne se réduit pas à la domination masculine.”
Pour le député, cette future loi “symbolise l’alliance d’une gauche moralisatrice et d’une droite conservatrice et répressive sous la houlette d’un féminisme conservateur et d’un Etat proxénète” (les revenus de la prostitution étant imposables et l’activité visée par des amendes et des peines de prison – ndlr). “Depuis vingt ans, on est sur une logique de criminalisation des faits sociaux. Je trouve cette proposition de loi contre-productive et dangereuse en matière de santé publique et d’accès aux droits et de sécurité pour les personnes qui se prostituent.” Sergio Coronado ajoute :
« Ma crainte, c’est aussi de voir se multiplier des arrêtés municipaux pérennisant la lutte contre le racolage passif alors qu’on vient de l’abroger.”
Pour Denis, ce texte d’inspiration suédoise est “porté par des féministes rétrogrades et donneuses de leçon”. Il dit comprendre la nécessité de lutter contre la traite des femmes mais voudrait qu’on “arrête d’emmerder les adultes consentants”.
Mais pour le militant abolitionniste Patric Jean, que certaines femmes puissent à leur tour payer pour du sexe ne justifie pas la prostitution : “Qu’il y ait une transformation de la société et qu’on voit arriver des femmes revendiquant l’envie de louer le corps d’un homme, cela ne remet pas en cause le rapport général de domination qui voudrait qu’on accepte qu’il existe des êtres humains qu’on peut louer. Qu’il existe des hommes et des femmes de deuxième catégorie.”
A 23 ans, Fabien est un escort “viril, adaptable, fin psychologue et pragmatique”. Sur son profil trouvé sur un site de petites annonces sous la catégorie “rencontre éphémère”, aucune mention de prestations sexuelles : “Mais on ne m’appelle jamais pour me proposer un dîner, toujours pour du sexe.” Comment ce jeune Breton s’est-il retrouvé à faire escort ?
“Je vivais en Australie, et j’ai eu une galère de thunes. Là-bas, faire escort ou gogo dancer est beaucoup moins tabou qu’en France.”
Le garçon se crée une annonce et rétablit sa situation financière en passant une heure ou parfois quelques nuits avec des femmes “souvent mariées”. “Mais pas forcément âgées, s’empresse-t-il d’ajouter. De très belles femmes. J’ai même eu une jeune mariée de 20 ans. Magnifique. Simplement, le cul avec son mari, ça n’était vraiment pas ça.”
Si le mot “escort” ne fait pas peur à Fabien, le mot prostitué le fait tiquer : “Je ne me suis jamais vraiment considéré comme une pute. Sauf peut-être quand elle te donne l’argent de la main à la main. Mais je le vois plus comme un cadeau. J’ai déjà été entretenu par des femmes donc ça ne me choque pas.” Maintenant qu’il est rentré en France, les clientes se font plus rares :
“En France, on a des problèmes avec le cul et le fric. Culturellement, c’est beaucoup moins accepté.”
Bug Powder ne s’adresse pas à la même clientèle. Depuis quatre ans, ce trentenaire membre du Syndicat du travail sexuel (Strass) travaille exclusivement pour des femmes et se définit comme “prostitué prolétaire” : “Celles qui font appel à moi ne sont pas toutes riches ou hyperlibérées.”
Le prix de ses passes est plus abordable, entre 150 et 180 euros de l’heure : “J’ai mis du temps à mettre une valeur sur ce que j’offre. J’ai changé mes tarifs. Je veux rester accessible à une clientèle qui ne pourrait pas forcément s’offrir les services d’un escort.” Une posture militante pour lui, qui veut également éviter de “marginaliser certaines pratiques que les escorts rechignent parfois à faire, comme le SM”.
Selon Bug, même si la proposition de loi n’est pas encore votée, elle lèse déjà les prostitués : “Financièrement, c’est plus difficile en ce moment. J’ai perdu un tiers de ma clientèle depuis la médiatisation des débats, assure-t-il. Je suis militant, je ne transige pas sur la capote et l’hygiène. Mais pour maintenir un certain quota de clientes, on commence à accepter des choses qu’on n’acceptait pas avant. C’est l’Etat qui nous oblige à repousser ces limites avec une politique plus répressive.”
Pour le sex-worker militant, il est illusoire de croire qu’on peut pénaliser les clients sans pénaliser les prostitués : “Quand les clients prennent des risques, les prostitués en prennent aussi.” Avec les autres militants du Strass, Bug demande l’accès des prostitués au droit commun, et la possibilité de créer des structures autogérées pour échapper aux proxénètes.
Si la plupart des hommes interrogés disent exercer leur activité de manière irrégulière, pour Alexandre, être escort est un job à plein temps. Quand il ne travaille pas auprès d’une des quinze clientes qu’il rencontre chaque mois, il passe son temps à la salle de gym : “Je m’entraîne jusqu’à dix heures par semaine, je vais chez le coiffeur trois fois par mois. J’entretiens mon outil de travail.”
Au-delà de la boutade, Alexandre réfute l’idée de “vendre” son corps : “Mon corps m’appartient. Je ne le vends pas, je ne me loue pas. Je propose simplement ma force de travail. Comme n’importe quel ouvrier.” Une vision que partage totalement Bug :
“On ne vend pas nos organes ! Dire cela, c’est juste une façon pour l’Etat et les abolos de discréditer notre travail.”
Alexandre rejette aussi l’expression “argent facile”. “C’est tout sauf un métier ‘facile’. Ce n’est pas à la portée de n’importe qui. Physiquement, socialement et psychologiquement”, s’agace le jeune homme qui avoue avoir de profonds moments de doute vis-à-vis de son métier de travailleur du sexe. “Mais qui n’en a pas ?”, ajoute-t-il. De toute façon, Alexandre ne s’imagine pas du tout faire un autre métier : “J’aime être autonome, et j’ai un problème avec l’autorité.”
Autre aléa, la difficulté à faire accepter ce métier à son entourage. La petite amie d’Alexandre vient de le quitter, elle n’acceptait plus de le “partager avec d’autres”. D’autres garçons, comme Denis, sont “en couple et très heureux”. “Même si parfois le boulot ça peut nuire à notre vie sexuelle. Quand tu as passé toute une nuit avec une cliente, tu n’as pas forcément la force de faire l’amour à ta femme le jour suivant”, explique-t-il.
Pour Fabien, c’est différent : il avoue avoir “du mal à s’attacher à quelqu’un”, ce qui “rend le boulot plus facile”. Par contre, il doit régulièrement “gérer” les clientes qui “s’attachent trop”.
D’après Denis, être escort boy n’exige aucune disposition physique particulière. Lui-même n’a pas la prétention d’être un “meilleur coup” ou d’être “mieux monté qu’un autre”. Mais il se reconnaît d’autres qualités : “J’essaie de comprendre ce que la cliente recherche. Je ne juge pas ses fantasmes. Avec moi, elle peut exprimer exactement ce qu’elle veut sans avoir peur d’être jugée.”
Quand on demande à Fabien ce que les femmes viennent chercher chez lui, il répond : “Au-delà du plaisir sexuel, j’ai l’impression qu’elles viennent chercher une discrétion. Surtout les femmes mariées qui veulent s’amuser sans pour autant chercher une aventure. Elles s’exposeraient beaucoup trop si elles devaient aller dans un bar ou une boîte lever un garçon.” Bug Powder s’emporte : “Depuis des siècles, on admet qu’il est nécessaire pour un homme de se vider les couilles. On commence à peine à réaliser que les femmes aussi ont des besoins.”
La sociologue britannique Sarah Kingston, auteur de l’étude anglaise déjà mentionnée, réfute l’existence d’un profil particulier de cliente : “Il n’y a pas de portrait-robot de la femme cliente. Même s’il est clair que ces femmes doivent tout de même posséder un capital économique suffisant pour payer des services sexuels. Certains professionnels suggèrent que leurs clientes seraient plutôt trentenaires ou quarantenaires. Ça peut être des femmes actives célibataires, parfois elles n’ont pas envie ou n’ont pas le temps d’avoir une vie amoureuse ou sexuelle. Et certaines paient en tant que couple.”
Bug, lui, insiste aussi sur l’aspect social de son travail : “Certaines n’ont pas eu de sexualité pendant des années, d’autres ont des fantasmes sexuels qu’elles n’osent pas assouvir dans leur vie privée. D’autres encore sont en situation de handicap.”
S’il considère son métier comparable à celui de ses collègues féminines ou homos, le trentenaire y voit aussi des différences : “La communication avant la passe prend beaucoup plus de place. J’ai beaucoup de collègues qui râlent quand un client veut fantasmer par texto, et je le comprends. Mais les femmes sont souvent en quête d’une certaine sécurité. Elles veulent savoir ce qu’on va leur proposer en termes de sexe mais aussi savoir si elles peuvent se confier. Expliquer leurs problèmes, si elles savent les définir, car souvent il faut les découvrir tout seul.”
Mais à l’heure de Tinder, des “fuck buddies”, des sites de rencontres spécialisés et de l’échangisme démocratisé, pourquoi certaines femmes ont-elles recours à des hommes prostitués ? Cathy a 32 ans. Cette Parisienne mariée et “heureuse en ménage” rêvait depuis longtemps de baiser avec un autre homme que son mari : “Mais l’échangisme, on trouve ça glauque et je ne me sens pas d’aller chercher quelqu’un dans mes collègues de bureau.”
Quand elle propose à son mari de faire appel à un escort, celui-ci panique d’abord. Puis il “se fait à l’idée” : “Je l’ai choisi toute seule. Mon mec est resté mater mais je voulais qu’il me plaise à moi.” Verdict :
“C’était très bien. Mais c’était un fantasme. On ne le refera pas.”
Sylvie, elle, est dominatrice. Une à deux fois par mois, elle fait appel à un garçon “très ouvert et très complice” avec qui elle peut se livrer à des séances de dogtraining. Ce fantasme, Sylvie le nourrissait depuis des années sans pouvoir l’assouvir dans sa vie privée. Pour elle, “payer fait entièrement partie de la relation”, c’est une façon de borner cette relation qui, “si elle est intime, n’est ni une liaison amoureuse, ni une aventure”.
Anne-Marie, la cinquantaine, a perdu son mari il y a quinze ans. “Depuis, je n’avais plus de sexualité. Et je ne veux absolument pas refaire ma vie.” Complexée par son physique, elle s’enferme lentement dans une vie sans sexualité. C’est le bouche à oreille qui va l’en sortir. Il y a deux ans, une amie lui parle d’un garçon auquel elle fait parfois appel.
Au début Anne-Marie est “choquée” mais finalement l’idée de payer un inconnu lui semble “plus acceptable que de laisser un homme entrer dans sa vie”. “La première fois, il ne s’est rien passé. Je ne savais même pas ce que je voulais. On est restés une heure allongés sur le lit l’un à côté de l’autre.” Une fois la confiance établie, Anne-Marie dit “avoir redécouvert son corps, le plaisir et sa féminité. Et pour ça, oui, je suis prête à payer.”
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