Militant engagé contre le chantier du TGV Lyon-Turin, l’écrivain Erri De Luca est accusé “d’incitation au sabotage ». Il comparaît une nouvelle fois aujourd’hui devant le tribunal de Turin. Il nous avait accordé une interview au lendemain du sommet franco-italien au cours duquel François Hollande et Matteo Renzi avaient acté le lancement des travaux.
Vous dites que “saboter” est un « verbe noble” ?
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Erri De Luca – Le vocabulaire offre différents sens à ce verbe. D’abord il y a le sens mécanique de dommage matériel. Ensuite, il y a d’autres significations qui coïncident avec le verbe “empêcher”, “entraver”. C’est un verbe noble parce qu’il a été employé et mis en pratique par exemple par Gandhi ou par Mandela.
En tant qu’ouvrier pendant beaucoup d’années de ma vie, j’ai participé à un grand nombre de luttes ouvrières, des grèves qui bloquaient les usines et empêchaient la production donc sabotaient pour obtenir des améliorations ou bien pour empêcher des licenciements. J’ai pratiqué d’une façon collective le verbe “saboter” avec fierté à côté de mes camarades et à côté des gens qui avaient besoin de se battre pour défendre leurs droits. J’ai donc une idée très précise et noble du verbe que je trouve bien appliqué par la communauté du Val de Suse qui, depuis 25 ans, a réussi à empêcher, à entraver donc à saboter la ligne ferroviaire Lyon-Turin.
Je les ai rejoints en décembre 2005, la nuit où le campement des citoyens du Val de Suse installé devant le chantier de Venaus où devait débuter le tunnel a été brutalement attaqué dans la nuit par la police. Ils ont été violentés et leur campement a été détruit. C’est ce qui m’a conduit les rejoindre dans cette lutte qui, d’une certaine manière, a réussi puisque le chantier de Venaus n’a jamais été ouvert et que pendant cinq ans on n’a plus entendu parler du tunnel du Val de Suse.
Vous dites que s’il y a sabotage c’est aussi le sabotage de votre “parole contraire”. Cette expression qui donne son titre au pamphlet que vous avez sorti en janvier dernier…
Pour moi la parole contraire est un devoir avant d’être un droit parce que je suis quelqu’un qui a un respect presque mystique du vocabulaire, des mots… Pour moi c’est une nécessité presque physique de prendre parti, de faire entendre ma petite voix publique pour ceux qui sont opprimés. Dans ma vie j’ai souvent pris parti pour d’autres paroles contraires, ça a été ma façon d’être citoyen et écrivain. Porter à une plus large audience la parole contraire du Val de Suse est un devoir.
Est-ce que vous pouvez nous expliquer pour quelles raisons, selon les habitants du Val de Suse, ce chantier ne doit pas avoir lieu ?
C’est un projet inutile : il y a déjà une ligne qui relie Lyon à Turin. C’est une ligne sous-employée, qui voyage vide à 70 %. Il n’y a donc aucune demande réelle, aucune nécessité. En plus il ne s’agit pas de grande vitesse, le terme est faux : sur la distance de Lyon à Turin, le train ferait gagner moins d’une heure. Ensuite il s’agit de percer des montagnes qui contiennent des gisements de pechblende (un matériau hautement radioactif) et qui sont pleines d’amiante. L’amiante est une pollution très dangereuse, il n’y a aucun seuil de sécurité d’exposition. L’amiante ne fait pas de blessés, elle fait des morts.
Comment expliquez-vous qu’en Italie ce mouvement « No TAV” soit fédérateur alors qu’il reste relativement confidentiel en France ?
En Italie, le mouvement du val de Suse est le mouvement de lutte le plus connu et soutenu. C’est un mouvement de résistance qui regarde désormais des générations. Une lutte exemplaire.
Une lutte sévèrement réprimée, jusqu’à remettre en cause, selon vous, l’article 21 de la Constitution italienne qui garantit au citoyen la plus large liberté d’expression…
Dans mon cas personnel, dans ce petit cas judiciaire, il y a un manquement à l’article 21 de la Constitution italienne. Je suis le premier écrivain qui a été incriminé pour incitation à commettre des crimes à travers ses mots. Mes mots sont pris comme corpo del reato, corpus criminis.
Dans votre livre, vous expliquez qu’à la sortie de l’audience préliminaire à Turin, un des procureurs a déclaré que l’on pouvait pardonner à un barbier mais pas à un poète, pas à un intellectuel.
C’est plutôt ridicule. Un procureur qui se permet d’employer le terme “pardonner”… Ce procureur fait partie du département spécialisé du parquet de Turin auquel la LTF, la société de construction de la ligne Lyon-Turin, a adressé directement sa plainte*… En disant qu’il pouvait pardonner au barbier de Bussoleno mais pas à moi, il ne faisait que confirmer que c’était aux mots d’un écrivain qu’il s’attaquait. En plus, le barbier en question n’a pas eu droit au pardon : il a été condamné à 3 ans de prison en première instance pour avoir jeté des pierres réussissant à blesser des policiers à une distance de 53 mètres… Un exploit olympique.
En première instance le 27 janvier beaucoup de militants ont été condamnés à de lourdes peines. Si on les additionne cela donne 140 ans de prison, combien de personnes sont concernées ?
Ce sont 42 personnes qui ont été condamnées à 140 ans de prison. Plus grave encore : la non-application des circonstances atténuantes pour ceux dont le casier est vierge. Au parquet de Turin il y a un département spécialisé composé de quatre procureurs et d’un adjoint, tous chargés de poursuivre les militants No TAV à plein temps.
Vous parlez à ce propos d’une “activité de répression judiciaire d’un mouvement de masse”.
Oui, ces dernières années il y a eu une intensification avec plus de 1 000 personnes incriminées à titres différents. C’est une lutte contre le mouvement d’opposition. Non pas l’application du droit dans le but de rendre la justice mais une lutte.
Au-delà de l’arsenal judiciaire il y a aussi un arsenal presque militaire dans la vallée, vous parlez d’une force d’occupation…
Il y a la présence de l’armée parce que les gouvernements italiens ont déclaré cette zone de “stratégique”, l’emploi de cet adjectif d’origine militaire coïncide avec le déploiement des forces armées. Le val de Suse est comme un territoire ennemi, occupé par des étrangers.
Quand il n’était encore que maire de Florence, Matteo Renzi était contre cette ligne Lyon-Turin qu’il qualifiait d’inutile…
Je crois qu’il en est encore convaincu mais maintenant il laisse faire.
Vous avez déclaré que si vous étiez condamné vous ne feriez pas appel.
J’ai déjà fait mon appel : c’est à l’opinion publique avec ce pamphlet que j’ai écrit sur la parole contraire. Ma parole je la défends là, en dehors d’une salle de justice, je la défends à l’air libre.
Et vous parlez aussi de ce procès comme d’un prix littéraire.
C’est curieux : je n’ai jamais voulu participer à aucun prix littéraire en Italie donc je suis complétement vierge de ce point de vue dans mon pays. Et là mes mots ont reçu un tel intérêt, on leur a donné une telle importance en les disant capables d’inciter à commettre des crimes que je le prends pour un prix littéraire.
Il y a eu une manifestation à Turin le 22 février avant le sommet franco-italien, réunissant 10 000 personnes selon les organisateurs (4000 selon la police). A-t-elle eu un écho dans la presse italienne ?
Il y a eu un petit écho mais la grande presse italienne est aujourd’hui complètement uniforme. Chez nous il n’y a plus de journalistes, il y a des employés de certaines entreprises d’information. Ils doivent répondre à l’ordre du jour de conseils d’administration. Il n’y a plus de journalistes qui ont pour profession l’information. Ce sont des porteurs de version officielle.
Votre cas a été médiatisé tout de même ?
La presse étrangère est présente. La presse française, la presse espagnole, allemande, anglaise. Donc il y a une observation de l’opinion publique étrangère sur ce procès. Mais la chose qui me touche le plus chaudement c’est qu’il y a plus d’une centaine de groupes de lecteurs qui se sont organisés pour faire des lectures publiques à haute voix de mes pages, des pages d’un écrivain incriminé. C’est la plus belle est surprenante des défenses possibles pour moi.
* La société LTF a adressé directement aux procureurs sa plainte, choisissant “elle-même les magistrats auxquels confier la procédure” selon Erri de Luca, alors que les plaintes sont normalement présentées au parquet, auquel revient ensuite la charge de les confier aux magistrats – ndlr
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