Le ministre a donné à 3 000 fraudeurs potentiels trois mois pour se régulariser. Une traque fiscale qui sent l’amnistie.
Johnny reviens ! Ce titre chanté dans les années 60 par Johnny Hallyday, aka le plus célèbre exilé fiscal de France, pourrait sonner (avec un peu d’humour) comme le nouvel hymne de Bercy. L’histoire ne dit pas encore si le chanteur, grand ami de Sarko, figure sur la liste des trois mille titulaires de comptes en Suisse que détiendrait le ministère des Finances et dont “une partie correspond très probablement à de l’évasion fiscale”, pour une somme d’environ trois milliards d’euros. Bien malgré eux, “les 3 000” incarnent l’activisme du gouvernement et de l’Elysée contre les tricheurs et mauvais payeurs. C’est Eric Woerth qui revêt le costume de redresseur de torts. Le ministre du Budget – d’ouverture – nous avait plus habitués à être le faire-valoir de la politique de diminution de postes de la fonction publique que le héraut de la justice sociale. Sujet aujourd’hui ultrasensible. En effet, il ne faudrait pas que les Français aient le sentiment que le gouvernement favorise les riches au moment où le chômage n’en finit plus de grimper. Fin août, devant les banquiers, Sarkozy aurait tenu ces propos : “C’est une crise qui fait souffrir et il faut que les gens aient le sentiment qu’on fait attention à cette question de justice et d’équité.”
Eric Woerth se lance donc, le 31 août, dans les colonnes du Journal du dimanche : les détenteurs des comptes ont jusqu’au 31 décembre 2009 pour se signaler à une cellule de régularisation afin de régler leurs dettes et intérêts. S’ils obtempèrent, ils seront exemptés de poursuites judiciaires. Passé cette date : contrôle fiscal. “Dans toute sa rigueur”, menace le ministre.
“Amnistie déguisée”, se sont immédiatement indignés Martine Aubry et l’ancien ministre socialiste de l’Economie Michel Sapin. L’absence de poursuite pénale “est le point de ressemblance avec une amnistie fiscale”, convient Vincent Drezet, secrétaire général du Syndicat national unifié des impôts (Snui). “Dans les 3 000, il doit y avoir des fraudeurs qui ont mis sciemment en place un système pour contrer le fisc. Ce sont des délinquants, voire de grands délinquants”, dénonce Michel Sapin.
Le mystère plane sur l’identité des fraudeurs et des banques incriminés. Le risque serait que le dispositif du gouvernement soit une manière pour les pros de la fraude de se refaire une virginité. De plus, cela ne concernerait que des particuliers, or les sociétés et les entreprises constituent le gros gibier de l’évasion fiscale.
Schémas ultrasophistiqués, trusts, sociétés-écrans : la chasse est d’une tout autre facture que celle d’un Florent Pagny. Officiellement, 40 milliards d’euros d’avoirs provenant de France seraient placés dans les banques suisses. Officieusement dix fois plus, selon le sociologue Jean Ziegler (La Suisse lave plus blanc, Seuil). Selon l’OCDE, 4900 milliards d’euros seraient placés sur des comptes offshore dans le monde. Selon John Christensen, directeur de Tax Justice Network, mille milliards de dollars par an s’envolent des pays en développement vers les paradis fiscaux. Presque quatre cents milliards des pays pauvres vers la Suisse.
Les Johnny rentreront-ils au bercail ? Vincent Drezet ne croit pas à l’efficacité des menaces de Woerth : “Ils attendront de voir les mesures du G20”, les 24 et 25 septembre. Woerth bluffe-t-il, alors que les banques helvètes nient avoir fourni des infos ? “Je ne crois pas qu’il bluffe, répond un avocat fiscaliste, nous allons d’ailleurs conseiller la cellule à nos clients.” Mise en place au printemps, la cellule de régularisation – surnommée “cellule de dégrisement” (sic) – n’a guère fait d’adeptes chez les évadés anonymes, avec seulement vingt régularisations pour un montant de 500000 euros. Woerth a choisi de leur laisser encore une chance de se racheter une conduite. Après le fiasco des bonus de la BNP et à trois semaines du sommet du G20 de Pittsburgh, la liste des 3 000 a tout d’un coup de com pour remettre Sarko au centre du jeu international. D’autant plus que la France a pris du retard sur le dossier de l’évasion fiscale et des paradis fiscaux. Il lui fallait bien une liste de 3 000 pour concurrencer les 4 450 fraudeurs de Barack Obama. “La transaction d’Obama avec UBS s’est faite sur une base juridique très précise et transparente. Son administration a fait plier la banque suisse après plusieurs mois, notamment en mettant ses licences d’exploitation aux USA dans la balance”, explique l’économiste de l’Ecole de Paris Thomas Piketty. En échange, UBS a évité une mise en cause devant la justice américaine.
L’Allemagne a lancé son bras de fer pour obtenir des informations provenant des paradis fiscaux, en l’occurrence du Lichtenstein, en février 2008, et vient de renforcer la lutte contre l’évasion fiscale des sociétés. Une brèche a été ouverte dans le secret bancaire, dans laquelle la France s’est faufilée. Le 2 septembre, au Medef, Woerth n’a pas hésité à s’en attribuer tous les mérites : “Le secret bancaire est en train de disparaître. Nous sommes en train de lever le secret bancaire.”
Pour l’économiste et président du conseil scientifique d’Attac, Dominique Plihon, “cette affaire est aussi un moyen de faire diversion après l’abandon de la chasse aux niches fiscales”. Fin août, les députés UMP Gilles Carrez et Pierre Méhaignerie ont en effet retiré leur projet de réforme. “Sous la pression des lobbies des avocats fiscalistes, des Dom-Tom, des banques, des assurances qui captent l’épargne accumulée grâce aux niches”, affirme Vincent Drezet.
Les 470 niches fiscales représenteraient entre 50 et 70 milliards d’euros de manque à gagner pour les caisses de l’Etat. Presque le montant du déficit public français. “Sarko maintient sa ligne du bouclier fiscal, il ne veut pas taper dans sa clientèle électorale”, explique Plihon. Le bouclier fiscal, qui plafonne à 50 % des revenus le taux d’imposition, coûte 600 millions d’euros et, comme promis, n’a guère fait revenir les Johnny et consorts. Selon Vincent Drezet, il serait même utilisé “comme une super niche fiscale”. Un comble.