Dans le milieu du porno depuis une vingtaine d’années, Ovidie a enquêté sur la mainmise illégale de multinationales sur la diffusion de contenus porno et sur l’évolution d’une industrie hors de tout contrôle.
Qu’est-ce qui vous a décidé à enquêter sur les dessous de l’industrie du X ?
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Ovidie – J’ai réalisé des films X durant près de dix-sept ans. Je suis entrée dans ce milieu à la fin des années 1990, en faisant d’abord un crochet par la case actrice, et j’ai assisté à ses mutations de l’intérieur. Il y a sept ans, alors que je réalisais Rhabillage, mon premier documentaire pour France 2 sur l’impossible reconversion des stars du X, j’ai pu remarquer que leur image ne disparaissait jamais vraiment. Les films des filles de ma génération étaient diffusés à quelques centaines d’exemplaires en cassette VHS dans des vidéo-clubs ou des sex-shops. On dépassait rarement les mille ventes. Et lorsque le film était diffusé à la télévision comme sur Canal+, c’était en crypté et après minuit. Aujourd’hui, avec l’explosion des “tubes”, les sites de streaming comme YouPorn, PornHub ou Xvidéos, est proposée sur internet une offre illimitée de vidéos gratuites, alimentée par des films X piratés en toute illégalité. De vieilles scènes datant de l’époque VHS sont exhumées et visualisées par des millions de personnes. Avant, la personne qui te croisait dans la rue et qui te disait qu’elle t’avait vue dans un film, elle se sentait presque aussi gênée que toi. Il y avait une forme de culpabilité partagée. Cette notion de transgression a volé en éclats.
https://www.youtube.com/watch?v=nnpXiHKH0qU
Quelles sont les conséquences concrètes sur la vie de ces actrices ?
Le droit à l’oubli n’existe pas quand on fait du porno. De nombreuses anciennes actrices voient leur vie passée ressurgir. Il suffit qu’une personne à leur travail, à la sortie de l’école ou dans leur voisinage, tombe sur une vidéo, et en seulement quelques clics leur vie peut devenir un enfer (rupture d’anonymat, harcèlement, licenciement non expliqué, retrait de la garde des enfants…). La fille qui veut arrêter pour reprendre ses études, devenir secrétaire ou même vendeuse de chaussures, elle ne peut plus se reconvertir. Ses gamins vont se faire harceler dans la cour de récré par des camarades qui vont leur montrer les vidéos de leur mère sur YouPorn. Les conséquences sont terribles. Il y a un mois, j’ai revu une actrice phare des années 2000 et elle m’a dit : “Si j’avais su, j’aurais jamais fait ça.” Aujourd’hui, si je prends mon portable, en deux minutes je peux te montrer une vidéo de cul de moi, je n’ai même pas besoin de prouver que je suis majeure. Nous n’avons jamais consenti à cela quand nous avons décidé de faire ce métier.
Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser à ces multinationales qui tiennent aujourd’hui l’industrie du X ?
Lorsque les premiers tubes sont apparus, je me suis rendu compte que des vidéos de moi circulaient sans mon consentement ni celui des producteurs et qu’il n’y avait aucun moyen de les retirer. Et puis en décembre 2012, j’ai lu un article racontant que l’homme qui détenait la plupart de ces sites avait été arrêté à son domicile, à Bruxelles. Il s’appelait Fabian Thylmann et était présenté comme le roi du porno alors que je n’avais jamais entendu parler de lui. J’ai commencé à faire des recherches et j’ai fini par découvrir un schéma inédit, à savoir qu’une seule multinationale avait le quasi-monopole de l’industrie du X. Avec ce documentaire, j’ai voulu comprendre comment en l’espace de trois ans, des gens venus de nulle part et sans aucun lien avec le porno, ont réussi à construire cet empire.
Comment cet “empire” s’est-il constitué ? Et comment un tel piratage des contenus pornographiques a-t-il pu être possible ?
YouPorn a été lancé comme une plaisanterie entre potes en août 2006. Ils se sont appuyés sur une loi obsolète : le Digital Millennium Copyright Act. Cette loi sur le droit d’auteur date de 1998, une époque où l’on avait des modem 56K et où l’on ne pouvait pas imaginer l’évolution du web. Elle permet aux sites de streaming construits sur le même modèle que YouTube de balancer toutes les vidéos qu’ils veulent jusqu’à ce que l’ayant-droit se manifeste. Dans ce cas, ils ont l’obligation de retirer la vidéo. Ces tubes agissent dans l’anarchie la plus totale : dès qu’une scène est mise en ligne, elle peut être partagée des centaines de milliers de fois en quelques heures. YouPorn est rapidement devenu l’un des sites les plus fréquentés du web. Trois ans plus tard, Fabian Thylmann, qui n’était alors qu’un jeune geek à la tête d’un site de porno amateur allemand, a commencé à racheter YouPorn et PornHub, ainsi que de nombreux autres sites porno tels que Brazzers, et a fondé sa propre multinationale. De nos jours, plus de cent milliards de pages sont visitées chaque année sur des sites de streaming. Pourtant, le secteur est en crise. Seulement 5 % des consommateurs paient pour visualiser des contenus et 70 % de l’industrie du X a disparu. Les studios ferment les uns après les autres et les tournages n’ont jamais été aussi peu coûteux.
Dans votre documentaire, vous racontez que les actrices sont les premières victimes de cette crise touchant l’industrie du X…
Pour réussir à attraper l’internaute et l’inciter à sortir sa carte bleue, les pontes du porno produisent du contenu de plus en plus hardcore. Il y a encore peu, l’actrice américaine Nikki Benz a déclaré sur Twitter avoir été violée, battue et piétinée sur un tournage pour Brazzers. D’autres ont confirmé par la suite avoir subi la même chose sans jamais avoir osé en parler. Des milliers d’autres encore sont contraintes de tourner des scènes deux fois plus hard pour deux fois moins d’argent. Elles se font avoir sur leur image. Elles subissent une pression sociale terrible et elles ont vu leurs revenus dégringoler de moitié. Il y a dix ans, les actrices pouvaient encore exiger le port du préservatif et refuser certaines pratiques, aujourd’hui elles sont obligées d’enchaîner les tournages à Budapest dans des conditions horribles. Il est devenu normal pour une actrice de se prendre des gifles, d’être étranglée, de suffoquer, d’être dilatée.
Mais de nouveaux modèles ont émergé. Alors que le porno traditionnel est devenu générique et sans saveur avec l’explosion des tubes, le modèle de la camgirl semble fournir un supplément d’âme social qui semble inciter des consommateurs à payer…
Dans l’industrie de la musique, on a entendu le même refrain. Les consommateurs achètent moins de disques mais ce n’est pas grave car les groupes vont pouvoir se rattraper avec les concerts ou le merchandising. En réalité, seuls les gros artistes survivent, tous les autres crèvent. L’uberisation du X avec la camgirl c’est la même chose. 70% de l’argent dépensé par un consommateur durant le show d’une camgirl est prélevé par la plateforme (Firt4free, Cam4, ou encore Livejasmin même si cette dernière demeure malgré tout une entreprise « clean ») et la nana en bout de chaîne ne gagne pas grand chose. En moyenne et à quelques exceptions près, une camgirl gagne entre 50 et 1 euro à la minute lorsqu’elle est connectée avec un client. En Roumanie, j’ai vu des filles chatter avec des clients durant 8 heures et ne repartir sans rien.
Comment expliquez-vous que les institutions publiques restent impuissantes face à cette diffusion gratuite et continue du porno ?
Soit nos politiques n’ont aucune volonté de faire quoique ce soit, soit ils ne connaissent pas le problème. J’ai tenté d’entrer en contact avec des cabinets et on m’a répondu en filigrane qu’aucun politique ne voulait prendre le risque de paraître « liberticide ». Bref, le porno c’est tellement sale qu’on ne veut pas y toucher, même pour le règlementer. Si on veut vraiment protéger les mineurs par exemple, il faut réglementer l’accès aux tubes. Et c’est simple puisqu’il suffit de passer 3 coups de fil aux fournisseurs d’accès pour couper l’accès au porno en diffusion continue et sans protection des mineurs. De toute façon si nous n’instaurons pas des règles, nous finiront pas arriver à des situations de censure extrême comme au Royaume-Uni où Cameron a tout bonnement coupé tout accès à la pornographie.
Dans votre documentaire sont évoquées plusieurs pistes pour expliquer cette mainmise sur l’industrie du X (montages financiers obscurs, évasion fiscale…), mais sans parvenir à trouver une réponse définitive ?
Les journalistes du Die Welt ont bossé quasiment à temps plein dessus durant huit mois mais ils ne sont pas parvenus à déterminer les véritables objectifs financiers de l’ancienne multinationale de Thylmann. Au-delà de cette question, je souhaitais surtout montrer que le porno était aujourd’hui tenu par des gens qui n’ont aucun lien avec le milieu du X. Le porno a souvent été prescripteur en termes d’innovation technologique et je pense que c’est encore un laboratoire. L’industrie du X nous montre ce qui nous attend plus largement sur le marché du travail. C’est-à-dire une uniformisation des plates-formes informatiques sans aucune connexion avec les travailleurs en bout de chaîne. En bref, une uberisation de l’économie qui aura des conséquences humaines désastreuses.
Propos recueillis par David Doucet
Pornocratie, les nouvelles multinationales du sexe, documentaire d’Ovidie, mercredi 18, 21 h, Canal+
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