Dans son autobiographie, Najat Vallaud-Belkacem raconte son parcours d’enfant de l’immigration devenue ministre de l’Education. Elle y parle de sa culture musulmane, de la méritocratie, de la lutte contre les suspicions permanentes à son égard, du racisme… Des sujets qui résonnent particulièrement dans cette campagne présidentielle.
Najat Vallaud-Belkacem s’était juré de ne jamais se raconter. Sous la plume des éditorialistes, elle est devenue “la discrète ambitieuse” ou “la bonne élève”. Sous celle de Valeurs actuelles, “l’Ayatollah” ou la “casseuse de l’école”. “Longtemps je me suis trompée en cherchant à me fondre dans le moule, à me cacher le mieux possible, à être presque sans histoire personnelle”, écrit l’actuelle ministre de l’Education dans La vie a plus d’imagination que toi, son autobiographie.
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Heurtée par les crispations identitaires, Najat Vallaud-Belkacem a changé d’avis. Pour la première fois, la numéro 4 du gouvernement évoque les années “pas toujours faciles de l’enfance” dans un petit village du Maroc, sa jeunesse dans un quartier populaire du nord d’Amiens, son parcours de gamine de l’immigration devenue ministre de l’Education.
“Si je m’étends sur tout cela, explique-t-elle, c’est que je ressens une radicalité qui m’inquiète. Beaucoup d’exclusions, d’invectives, de phrases terribles, de mots blessants, de tweets incendiaires et de fausses affirmations, c’est vrai sur les réseaux sociaux, mais c’est vrai dans la rue…”
L’icône des militants socialistes se raconte alors en symbole de la méritocratie républicaine et de l’école de l’égalité des chances. “Les alexandrins et le passé simple m’ont fait sortir de mon immeuble et des quartiers nord.”
La jeune femme d’Amiens réussit le concours de Sciences Po, découvre l’anonymat et la liberté des rues parisiennes avant les premières responsabilités locales, à Lyon. De ses trois étés au Maroc, vers 20 ans, elle retient la liberté d’être française, ce qui ne la préservera pas du machisme, “ce lieu où tous les cons se donnent rendez-vous”.
De son père, pas grand-chose, mais elle dit comment elle a poussé sa mère à s’inscrire aux cours de français. On pense, en lisant ces pages, à Fatima, le sublime film de Philippe Faucon. Najat Vallaud-Belkacem raconte le racisme croisé petite mais ne veut pas laisser dire que “la France est raciste : c’est inutile et totalement faux”. Pour la première fois, elle s’exprime sur sa culture musulmane, inquiète à la fois “de la sainte ignorance” qui entoure souvent cette religion et “du développement d’un islam rigoriste”.
Vous débutez votre livre ainsi : “Je m’étais juré que je ne raconterais pas, jamais.” Pourquoi avoir changé d’avis ? Parce qu’en politique, il est important de se raconter ? Parce que votre histoire pourrait servir d’exemple ?
Najat Vallaud-Belkacem – Cela n’avait rien de naturel pour moi d’engager ce récit. J’ai eu l’idée de l’écrire au lendemain des douloureux attentats de Nice lorsque j’ai senti quelque chose basculer très négativement. Il n’y avait pas la même ambiance d’union nationale qu’au lendemain des attentats de janvier 2015. Déjà, au lendemain de ceux de novembre, on a senti le pays vaciller. Après l’attentat de Nice, les procès d’intention indécents adressés au gouvernement par une certaine droite et les discours du Front national sur “les Français de papier” ont eu des conséquences désastreuses. Ils ont libéré les bas instincts et attisé l’hostilité d’une population à l’égard d’une autre. Je me souviens de cette femme venue se recueillir sur le lieu du massacre et malmenée simplement parce qu’elle portait un voile. J’en ai été intimement meurtrie.
Laisser le terrain au seul discours de fracture, recherché d’ailleurs par les terroristes eux-mêmes, c’était risquer qu’il l’emporte définitivement. Je ne pouvais pas me contenter d’être observatrice de cette catastrophe. Qui de mieux placé que quelqu’un comme moi, qui ai la chance de pouvoir prendre la parole publiquement, pour porter un autre discours ? Le débat politique manque d’incarnation. En racontant mon parcours d’enfant de l’immigration, je voulais parler de la France telle que je la connais, telle que je l’aime.
Vous vouliez en donner une image positive ?
La France ne ressemble ni aux discours déclinistes, ni aux discours identitaires, qu’ils viennent de l’extrême droite ou de l’islamisme. Ce livre est aussi un récit de l’engagement politique, tellement dénigré aujourd’hui ! Il est bien normal de s’en prendre aux tricheurs, mais c’est terrible pour la démocratie et la République de jeter l’opprobre général sur tous les élus. Vouloir en finir avec les corps représentatifs n’annonce rien d’autre que le retour d’un régime autoritaire.
L’engagement politique ce n’est pas, comme on finit par le laisser croire, la recherche des privilèges et du profit. L’engagement, dans une vie associative ou au cours de mandats d’élu, c’est d’abord un chemin noble, guidé par l’envie de bien faire, pour le bien commun. C’est d’abord une vie de contraintes, car la vie publique empiète sur la vie personnelle et la vie de famille. Une vie où chaque occasion est recherchée pour faire progresser la société.
Durant ce quinquennat, j’aurai défendu ou porté au gouvernement dix textes de loi. A chaque fois, ça a été un travail considérable pour lutter contre les résistances que vous opposent ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change. Et qui usent de tous les stratagèmes pour y parvenir. A cela il fallait ajouter, me concernant, cette accusation permanente de vouloir détruire la civilisation occidentale, de niveler les élèves par le bas, de m’en prendre à la culture française, qu’on retrouvait en boucle dans la bouche de ceux pour qui une Najat Vallaud-Belkacem à la tête de l’Education nationale ne peut avoir que des intentions coupables et contraires à l’intérêt du pays. Ce que je sais, c’est que la France ne ressemble pas à ces discours. Mais ces discours prennent trop de place et minent notre confiance collective.
Dans votre livre, vous parlez de vos origines, de votre culture musulmane…
Oui. Là encore, cela n’avait rien d’évident de parler de cette religion et de cette culture dans lesquelles j’ai été élevée. L’amoureuse de la laïcité que je suis considérait que les responsables politiques n’avaient pas à faire état de leurs singularités. Mais compte tenu des fantasmes et des suspicions permanentes, il était utile de raconter la douleur redoublée d’entendre les fous qui ont commis les attentats clamer qu’ils le faisaient au nom de l’islam. On se sent sali, trahi, ravagé, coupable malgré soi. Et aussitôt, il y a cette injonction qui nous est faite de condamner, comme si cela n’allait pas de soi. Comme s’il y avait en nous une once de complaisance. C’est la double peine. Je l’ai mal vécu.
Mais surtout, j’ai imaginé combien les regards suspicieux devaient peser sur les anonymes musulmans. Terrible et si dangereux. Car cela peut créer chez eux du ressentiment à l’égard de la société dans son ensemble. Les politiques doivent redevenir responsables, peser leurs mots. Tous leurs dérapages en provoquent d’autres dans la foulée. Il n’y a qu’à voir comment les mots inconséquents de certains irresponsables politiques au moment du mariage pour tous ont entraîné une augmentation des agressions homophobes dans la rue pour le comprendre.
Vous êtes une ministre particulièrement attaquée sur les réseaux sociaux. Est-il nécessaire selon vous de les réguler davantage ?
On n’en fait pas assez. Mais cette question ne dépend pas seulement des pouvoirs publics. Lorsque j’étais ministre en charge du droit des femmes, j’ai pris à bras-le-corps la lutte contre l’homophobie, mais je me suis heurtée à un mur au moment du hashtag #unbongayestungaymort. J’ai mis la pression aux représentants de Twitter en France pour réfléchir ensemble sur les moyens d’agir contre cette haine. Je ne suis pas sortie ravie de nos entretiens. Ces grands groupes obéissent encore à une conception très anglo-saxonne de la liberté d’expression que rien ne devrait venir contrecarrer. Je ne m’en satisfais pas.
Comme ministre de l’Education nationale, j’ai constaté les ravages du cyberharcèlement des jeunes, qui peut conduire jusqu’au suicide. Aujourd’hui, il est possible de retrouver les auteurs de tweets haineux grâce à leur adresse IP en engageant une action en justice. Mais il y a une disproportion entre les démarches que doit faire la victime et la facilité avec laquelle l’auteur des méfaits s’exprime. Il faudrait aller plus loin sur ce point.
Vous racontez votre enfance dans un village du Maroc, puis votre arrivée en France, vers 4-5 ans, via le regroupement familial. Pensez-vous comme Emmanuel Macron que la colonisation a été un “crime contre l’humanité” ?
Que les choses soient claires : ce qui est reproché à Emmanuel Macron, c’est moins de tenir un propos comme celui-là que son incohérence par rapport à un propos tenu quinze jours plus tôt sur le même sujet dans les colonnes du Point, saluant les aspects “positifs” de la colonisation. Le mieux, c’est de penser et de dire la même chose à Alger qu’à Paris et de s’y tenir. Sinon, il ne faut pas s’étonner des interrogations sur la sincérité du propos.
Vous avez tous les deux grandi à Amiens. Vous dans un quartier populaire du nord de la ville, lui dans un quartier plus cossu. Vous racontez que vous n’alliez pas dans le centre-ville, comme les autres habitants de votre quartier. Trente ans plus tard, cette ségrégation spatiale n’a pas disparu, au contraire. Etes-vous d’accord avec Benoît Hamon lorsqu’il dit regretter “le rendez-vous manqué” de François Hollande avec les banlieues ?
Lorsque je suis retournée dans mon quartier trente ans après l’avoir quitté, j’ai constaté que ces frontières invisibles que j’avais connues plus jeune non seulement n’avaient pas disparu, mais à certains égards empiré. Mais ce n’est pas quelque chose qu’il faut porter au passif de ce gouvernement. Je n’ai pas adhéré à cette déclaration de Benoît Hamon. Pendant ce quinquennat, un travail très important a été fait, même s’il n’a pas toujours changé la perception des habitants de ces banlieues.
Quand je suis arrivée au ministère de l’Education nationale et que je me suis plongée dans ses archives, je suis tombée de ma chaise en découvrant que le saccage éducatif opéré avant 2012 par le précédent gouvernement de droite (80000 postes supprimés) n’avait pas du tout touché tous les territoires de la même façon. Qu’on avait bien davantage sacrifié les quartiers populaires, comme en Seine-Saint-Denis par exemple, où pourtant 2000 enfants supplémentaires faisaient leur rentrée chaque année.
Les Français vivent plus mal les inégalités sous la gauche que sous la droite, car ils attendent plus de nous. Ce n’est pas une raison pour ne pas voir que la vapeur a été totalement renversée à partir de 2012 : notre gouvernement a recréé bien plus de postes dans les quartiers populaires qu’ailleurs, précisément pour remédier au travail de sape du précédent quinquennat.
Le rassemblement entre Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon ne se fera pas. C’est la chronique d’une défaite annoncée de la gauche ?
Benoît Hamon a raison de chercher l’union de la gauche et de s’adresser aux électeurs de Jean-Luc Mélenchon. Ils sont quelques-uns à rêver de cette union. Je suis convaincue qu’il récoltera les fruits de cette stratégie. Elle se double du rassemblement dans sa propre famille politique, pour que ceux qui ont choisi Manuel Valls à la primaire se retrouvent derrière sa candidature. Il s’y emploie. Cette campagne présidentielle est singulière : tout doit être fait plus rapidement que par le passé parce que la primaire a été très tardive.
Mais le maintien de Jean-Luc Mélenchon ne signifie-t-il pas la défaite assurée de Benoît Hamon ?
Même en cas de maintien, ses électeurs peuvent se tourner vers Benoît Hamon. Au fond, c’est à eux que cette démarche s’adresse. Avec pour seule question valable : comment s’assurer de la présence de nos valeurs et idéaux de gauche au second tour de cette élection ?
Vous soutenez Benoît Hamon. D’autres ministres de l’actuel gouvernement tendent vers Emmanuel Macron. Pourquoi ne pas avoir choisi de soutenir ce dernier, mieux placé pour l’emporter face à la droite ?
La question est plutôt pourquoi se rallier à Emmanuel Macron ? J’estime que mon positionnement représente la normalité. Je sais que ce n’est pas “tendance” aujourd’hui, mais on appartient à une famille politique. On est ce qu’on est, ministre, parlementaire, élu local, parce qu’on s’est inscrit dans son histoire, son héritage et qu’on a été porté par ses militants. La loyauté et la fidélité politique ont un sens à mes yeux. Je ne me vois pas participer à dépecer le parti qui m’a permis d’être là où j’en suis. Il y a un minimum de reconnaissance à avoir dans la vie et c’est quand le bateau tangue qu’il faut savoir rester solide sur ses deux jambes plutôt que le faire chavirer en les prenant à son cou. Par ailleurs, la politique, pour moi, ne consiste pas à parier sur le vainqueur mais à s’engager pour des idées.
Emmanuel Macron n’a jamais appartenu au Parti socialiste, ni même été élu…
Oui, donc il ne se sent tenu à aucune loyauté ou fidélité, mais nous autres devons les prendre en considération. Que veut-on demain pour la gauche ? Une gauche de poids susceptible de gouverner ou une gauche vidée de sa substance parce qu’on l’aura brouillée dans un improbable “ni droite ni gauche” ? Rejoindre Emmanuel Macron serait prendre le risque que la gauche devienne un objet périphérique.
C’est son positionnement “de gauche et de droite” qui vous dérange ?
Je me souviens l’avoir entendu dire un jour qu’être élu était “un cursus honorum d’un autre temps”. Je m’inscris dans l’exact contraire de cette déclaration. Je ne serai pas la femme politique que je suis aujourd’hui – celle qui sait pour qui elle doit prendre parti, pour quelles valeurs elle doit se battre, quels objectifs elle doit poursuivre – si je n’étais pas passée par des mandats d’élue locale. Ces mandats m’ont permis précisément de faire la différence entre la gauche et la droite. Car sur le terrain, que ce soit en matière sociale, éducative, culturelle, j’ai pu le constater au fil des années : il y a un monde entre une politique de gauche et une politique de droite.
Pensez-vous que Marine Le Pen puisse gagner cette présidentielle ?
Honnêtement, rien n’est plus impossible. Je suis extrêmement inquiète de l’état du pays et de la tournure de l’élection présidentielle. Je me bats tous les jours contre les discours déclinistes ambiants, faux qui plus est, sur notre modèle social, sur notre école, sur nos services publics, qui ont des conséquences très négatives : lorsqu’on explique aux électeurs qu’il ne faut pas voter Marine Le Pen car elle va tout détruire, on nous répond qu’il n’y a rien à sauver…
La vie a plus d’imagination que toi (Grasset), 180 pages, 17 €
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