Producteur emblématique de la saga « Zelda » et notamment de son dernier volet « Breath of the Wild », Eiji Aonuma était de passage à Paris en compagnie du directeur artistique Satoru Takizawa à l’occasion du salon Japan Expo et de la sortie du premier contenu additionnel (à télécharger) du jeu. Pour “Les Inrocks”, les deux hommes évoquent la conception du monde ouvert de « Breath of the Wild », son esthétique, son succès et l’avenir de la série.
Depuis sa sortie, Breath of the Wild a reçu énormément d’éloges pour son monde ouvert qui est à la fois immense et doté d’une forte personnalité, ce que les jeux ont souvent du mal à concilier. Etait-ce votre principal objectif au cours de son développement ?
Eiji Aonuma – Le réalisateur du jeu, Hidemaro Fujibayashi, a mis toute son énergie dans cette question : comment concevoir un monde ouvert qui soit vraiment intéressant ? Il voulait qu’absolument tout dans le jeu ait un sens, que rien ne soit pas posé là par hasard. Que ce monde possède une cohérence est devenu une priorité de toute l’équipe. Le plus important, c’est de conserver le plaisir de la découverte. Si l’on met des tonnes et des tonnes d’objets un peu partout, ce n’est pas très intéressant. Il fallait que le monde soit suffisamment vaste mais pas trop vide, qu’il y ait un équilibre pour que ce plaisir soit bien présent. Ça a été un long travail.
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Ce Zelda rompt avec de nombreuses habitudes de la série, par sa structure, ses donjons, la progression de son récit ou tout ce qui concerne la gestion de l’équipement de Link. Qu’est-ce qui vous a poussé à changer tout ça ?
Eiji Aonuma – En réalité, ça a été très difficile pour nous de briser ces codes dont certains étaient là depuis le tout début de la série. Mais l’essentiel était la notion de liberté. Avec M. Fujibayashi, on s’est posé énormément de questions. Et on avait très peur. On avait décidé que le joueur puisse décider par quel bout commencer l’histoire, mais cette liberté était-elle vraiment une garantie pour ce qui est du plaisir de jeu ? Notre moyen pour vérifier qu’on ne faisait pas fausse route a été de faire jouer énormément notre staff et de recueillir tous les avis pour savoir si on allait dans la bonne direction.
Certains changements peuvent sembler anecdotiques mais, pour les habitués de Zelda, ce sont de vraies petites révolutions, comme le fait que Link puisse sauter librement alors que, dans les épisodes précédents, ses bonds étaient gérés par la console.
Eiji Aonuma – Pour un jeu de cette taille, avec un univers aussi vaste, on ne concevait pas du tout d’avoir un personnage avec des sauts automatiques. On se disait qu’avec tout cet espace de jeu, si on ne permettait pas au joueur de sauter quand il en avait envie, ce serait forcément moins intéressant. On reste dans l’idée de liberté, mais ce qu’il faut savoir, c’est que, pour permettre ces sauts automatiques dans les anciens Zelda, on était obligés de prévoir dans les niveaux des plateformes qui soient exactement réglées à la longueur limite des sauts. Les gens avaient un peu l’impression qu’ils étaient libres d’aller dans tel ou tel endroit, mais ce n’était pas le cas parce qu’on avait tout prévu pour eux. Cette fois, on voulait permettre au joueur de se faire sa propre expérience et de voir s’il était possible d’atteindre tel ou tel passage en sautant.
Dans la conception de Breath of the Wild, vous êtes-vous inspiré d’autres jeux à monde ouvert pour retenir les leçons de ce qui fonctionnait ou non chez eux ?
Eiji Aonuma – Beaucoup de gens nous disent que ce n’est pas vraiment notre spécialité chez Nintendo, mais quand on regarde l’histoire de Zelda, on se rend compte que ça a toujours été des mondes ouverts. Sauf que ce n’était pas forcément comme on le conçoit aujourd’hui, avec des univers entre lesquels on circulre sans temps de chargement. C’est surtout que, pour la première fois, notre hardware et notamment la Wii U rendait cela possible. Mais nous n’avons vraiment pas développé Breath of the Wild en essayant de le comparer à d’autres jeux. Nous sommes juste partis de ce que nous savions déjà faire et de ce que nous voulions et étions capables de faire.
Quand vous avez décidé de céder à ce point les « commandes » du jeu au joueur qui n’en a pas forcément l’habitude, n’aviez-vous pas peur qu’il puisse se sentir par moments un peu perdu ?
Eiji Aonuma – Depuis très longtemps, on a l’expérience de cette partie du game design qui consiste à prendre les joueurs par la main pour les guider. L’important, c’est de le faire de façon assez discrète pour ne pas paraître trop dirigiste. On l’avait dans d’autres jeux, mais cette fois on a poussé cela à son paroxysme et on a tout fait pour que le joueur ne se sente jamais perdu. C’est une question de détails. Chaque fois qu’il se rend dans un village, il y a toujours une allusion à un objectif ou une mission qu’il est censé faire. Ce sont les habitants de la plaine qui accueillent le joueur. Quand j’ai commencé dans le métier, j’avais cette idée préconçue que se perdre dans un jeu vidéo, c’était forcément quelque chose de négatif. Pourtant, à y regarder de plus près, il y a quand même pas mal de joueurs qui aiment se perdre et qui le font même volontairement. Ce serait dommage de les priver de ça. Alors on a tout fait pour enlever les contraintes qui pouvaient les en empêcher. Pour nous c’était perdre les joueurs que de les empêcher de se perdre. Ensuite, on a utilisés d’autres détails. En particulier, dans Breath of the Wild, on a créé de très nombreux sommets d’où l’on peut voir des tas de choses : un sanctuaire, une tour… Il y a toujours un endroit où on a envie d’aller. Ensuite, c’est très simple : on prend son « paravoile », on descend et on trouve quelque chose d’intéressant à faire.
Il est souvent délicat de raconter une histoire dans un jeu à monde ouvert où une part importante de l’expérience naît du gameplay lui-même et de son côté « émergent ». Les parties narratives peuvent alors sembler artificielles ou en décalage avec ce que fait le joueur. Comment avez-vous abordé ce problème ?
Eiji Aonuma – Dans Breath of the Wild, le Link que l’on présente au joueur n’a pas d’histoire au début du jeu. Quand il se réveille de son long sommeil, personne ne sait rien de lui, personne n’a l’air de le connaître à part quelques petits personnages. Quand le joueur commence à parcourir la plaine d’Hyrule, il n’a absolument aucun a priori sur le personnage parce qu’il ne le connaît pas. Mais on a dispersé son passé à travers le monde et le joueur va le découvrir en même temps que Link. On construit l’histoire avec le joueur, donc elle sera en parfaite adéquation avec ce qu’il est en train de vivre à l’écran. C’est ce qui permet d’éviter un déséquilibre dans ce genre de jeu.
Plastiquement, Breath of the Wild possède une vraie personnalité. Il n’est pas photoréaliste mais pas non plus totalement irréel et stylisé. Il y a un travail sur la lumière, sur les couleurs, les ombres les paysages. Avez-vous conçu cet univers avec des références particulières en tête ?
Satoru Takizawa – Quand on a lancé les réflexions autour de l’aspect visuel de Breath of the Wild, on voulait quelque chose qui puisse suffisamment marquer les joueurs. Mais, plus que l’aspect graphique à proprement parler, on a énormément porté notre attention sur les détails qui font une atmosphère, comme l’air, le ciel, les nuages. Et c’est surtout sur ce que j’appelle la matière atmosphérique que l’on s’est focalisé. Je me suis évidemment demandé de quoi je pourrais m’inspirer pour créer un univers aussi immense, et la réponse qui s’est imposée à moi, c’est qu’il est toujours beaucoup plus simple de se baser sur ce qu’on connaît déjà, et notamment sur sa région natale. Je suis originaire d’une région montagneuse, celle de Nagano, où il y a de très beaux paysage, et je m’en suis énormément inspiré pour créer cette atmosphère et faire qu’elle ait une personnalité. D’ailleurs, en termes météorologiques, avec les températures et l’humidité ambiante, on est vraiment proche de ce qu’on trouve au Japon…
Les personnages aussi ont quelque chose de très particulier, qu’ils aient une place importante dans l’histoire et un caractère affirmé comme le Prince Zora ou qu’on les rencontre simplement en explorant. Qu’est-ce qui fait un bon personnages de Zelda ?
Satoru Takizawa – Je vais surtout répondre d’un point de vue visuel parce que c’est une question assez difficile. Quand on conçoit de nouveaux personnages, on a une petite technique : on les noircit complètement pour ne garder que leur silhouette, et si on arrive à les reconnaître uniquement par cette silhouette, c’est que, visuellement parlant, ils peuvent faire partie de l’équipe de Zelda. Ensuite, il faut lui donner une personnalité et elle est surtout définie par les gens qui s’occupent du scénario. Donc il y a énormément d’échanges, d’allers et retours entre nous qui nous occupons de toute la partie graphique et eux qui s’occupent de trouve un rôle qui corresponde à ce personnage.
Eiji Aonuma – A la base, Shigeru Miyamoto [le père de Mario et créateur des premiers Zelda, NDLR] était designer industriel et il a donc une approche très fonctionnelle des idées. Quand quelque chose apparaît à l’écran, il faut qu’il y ait une fonction, qu’il y ait un sens. Dans Mario, c’est la même chose. Quand il conçoit un ennemi, il sait tout de suite quel va être son rôle en termes de game design. Dans Zelda, on a la même approche : chaque ennemi doit être conçu pour avoir une véritable fonction.
Breath of the Wild est un jeu très long. Comment avez-vous abordé la question du temps et de sa perception par le joueur ? Vous sentez-vous d’une certaine manière responsable de ces dizaines d’heure que chaque joueur passe sur le jeu, pour qu’il n’ait pas, justement, l’impression d’avoir un perdu son temps ?
Eiji Aonuma – Ça dépend. Si un joueur est en larmes lorsqu’il nous dit qu’il a passé cent heures sur le jeu, est-ce qu’il pleure parce que ça a été une souffrance ou parce qu’il a fini le jeu et qu’il en aurait voulu plus ? Cette responsabilité, on la ressent, mais on fait évidemment tout pour que ce soit des heures et des heures de plaisir. Je n’avais pas vraiment de craintes parce que moi-même, pendant son développement, j’ai dû refaire au moins dix fois le jeu dans son intégralité et je ne m’en suis jamais lassé. D’habitude, ça me fatigue au bout de deux ou trois fois… On était plutôt confiants. Si moi, je ne me lassais pas, il y avait de bonnes chances que les joueurs non plus
Si l’on met de côté Hyrule Warriors qui est un spin-off, Breath of the Wild doit être le premier Zelda a avoir des DLC (contenus téléchargeables payants). Pourquoi avoir cette fois décidé de sauter le pas ? Et quelle part ont-ils eue dans le développement du jeu ?
Eiji Aonuma – C’est moi qui ai eu cette volonté. En réalité, j’ai commencé à avoir l’idée de faire des DLC peu avant l’étape de ce qu’on appelle le debug. Lorsque j’en ai parlé pour la première fois au réalisateur, il a un peu paniqué. Son but était évidemment de terminer rapidement le jeu et quand il a entendu que je voulais ajouter des choses, il s’est dit qu’il avait déjà suffisamment à faire. Finalement, le véritable développement du premier DLC a débuté quand le jeu principal était terminé. Si j’ai voulu le faire, c’est aussi parce qu’en tant que producteur, j’avais un certain recul sur le jeu. Je voyais bien l’immensité de cet univers, sa richesse, et je me disais qu’il serait vraiment dommage de se cantonner au jeu qu’on était en train de réaliser et que ça s’arrête là. Ce que je voulais vraiment, c’est offrir aux joueurs la possibilité de continuer à profiter de cet univers en ajoutant des choses. Il y a certainement d’autres éditeurs qui procèdent différemment et conçoivent les DLC en amont ou en parallèle, mais ce n’est pas notre cas.
Depuis sa sortie, Breath of the Wild rencontre un gros succès, aussi bien critique que public et en termes de vente. Comment expliquez-vous cette popularité qui dépasse celle de beaucoup d’autres Zelda ?
Satoru Takizawa – Au cours du développement de ce jeu, il s’est passé quelque chose d’assez amusant. Environ six mois avant la fin, on s’est tous sentis gagnés par la confiance. On se disait que notre jeu était quand même pas mal… Malgré tout, on a attendu avec énormément de stress le 3 mars, la levée de l’embargo sur les critiques et les premiers retours des joueurs. On a vite été très rassurés, mais c’est vrai que, le 3 mars, la première chose que j’ai faite en me levant, c’est de sortir mon smartphone et de regarder les listes qui compilaient les critiques. Et j’ai vu : 100 points, 100 points, 100 points… J’ai eu la chair de poule et pratiquement des tremblements tellement j’étais content.
Eiji Aonuma – En tant que producteur, j’ai un avis un peu différent parce que, depuis toutes ces années, j’ai vu passer un paquet de Zelda. La plupart du temps, on a eu de très bonnes notes, mais il y a des jeux qui se sont vendus beaucoup moins que d’autres. Tant qu’on n’aura pas conquis le maximum de joueurs avec celui-ci, je ne serai pas encore totalement satisfait.
En jouant à Breath of the Wild, on imagine difficilement Zelda repartir en arrière et renouer avec une approche moins ouverte, plus dirigiste. Est-ce qu’on se trompe ou est-ce qu’on peut considérer ça comme le nouveau style de la saga ?
Eiji Aonuma – Est-ce que vous ça vous intéresserait qu’on revienne à l’ancienne formule ?
J’aime énormément Breath of the Wild mais je ne déteste pas non plus les « petits » Zelda, en particulier portables, comme Minish Cap ou Phantom Hourglass, qui sont plus directs et concentrés. La coexistence des deux me conviendrait assez.
Eiji Aonuma – Il est difficile pour nous de nous prononcer parce qu’il y a énormément de joueurs qui nous disent que Breath of the Wild est génial et qu’il faut continuer dans cette voie mais, derrière, comme le montre votre réponse, il y a toujours aussi un affect pour les anciens Zelda. Chacun a son Zelda préféré et se dit qu’il aimerait bien en revoir un qui lui ressemble. Est-ce qu’il est aujourd’hui totalement improbable qu’on revienne en arrière avec une ancienne formule ou un autre type de visuels ? On a besoin de retours des joueurs. C’est pour ça que je vous posais la question et c’est pour ça qu’on continue de suivre ce qui se dit sur Internet. On a besoin de récolter tous les avis pour savoir, nous, dans quelle direction on doit aller pour que ça plaise au maximum. Mais sans perdre notre âme et en continuant d’imposer nos propres idées.
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