La première est animatrice à France Inter, la seconde à France Culture, et leurs voix, enjouée pour l’une, douce pour l’autre, viennent rompre avec l’agitation du monde. Si elles s’étaient furtivement croisées dans les couloirs de la maison ronde, jamais Eva Bester (Remède à la mélancolie) et Marie Richeux (Par les temps qui courent) ne s’étaient véritablement rencontrées. Nous avons voulu réparer […]
Elles sont deux voix radiophoniques singulières qui rompent avec le boucan médiatique. Prenant du temps et du recul dans leurs émissions respectives, Remède à la mélancolie et Par les temps qui courent, Eva Bester et Marie Richeux ont forcément beaucoup de choses à se dire. Sur leur métier, la société de l’information ou la folie de l’époque.
La première est animatrice à France Inter, la seconde à France Culture, et leurs voix, enjouée pour l’une, douce pour l’autre, viennent rompre avec l’agitation du monde. Si elles s’étaient furtivement croisées dans les couloirs de la maison ronde, jamais Eva Bester (Remède à la mélancolie) et Marie Richeux (Par les temps qui courent) ne s’étaient véritablement rencontrées. Nous avons voulu réparer cela. Face à l’uniformisation du paysage médiatique, ces deux trentenaires plaident pour un changement de paradigme : s’extraire de soi-même et du diktat du breaking news pour comprendre notre époque.
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Eva Bester – J’ai l’impression qu’il y a une communauté de sensibilité chez les auditeurs qui aiment ton émission et la mienne.
Marie Richeux – Gageons que ce soit pour les bonnes raisons !
Avez-vous conscience d’être des exceptions dans le paysage médiatique ?
Eva Bester – Je me rends compte de la rareté des formats qui s’inscrivent hors urgence et hors actualité, et du luxe qu’il y a dans le fait d’avoir pu me situer hors actu. J’en suis reconnaissante. Les médias sont souvent assujettis au temps court, et le temps long dans lequel j’essaie d’inscrire l’émission, en évoquant des classiques, en invitant des gens qui ne sont pas en promo ou, s’ils le sont, en ne parlant pas de leur objet de promotion, est un choix délibéré.
J’ai parfois des invités que l’on n’a pas entendus depuis des années à la radio et dont j’affectionne l’univers. C’est merveilleux de pouvoir les faire entendre. Quand j’ai commencé la radio, il y a des années, j’étais à Concordance des temps, de Jean-Noël Jeanneney, et je choisissais les archives INA que l’on passait dans l’émission. On traitait un sujet rétrospectivement. Il y avait un vrai plaisir dans le fait de prendre le temps d’analyser quelque chose, de le savourer.
Marie Richeux – Pendant plusieurs années, j’ai produit des émissions qui, si elles étaient attachées au monde actuel, n’étaient pas tenues d’être dans ce que l’on appelle l’actualité culturelle. Je pense comme Eva que cela offre une grande liberté de programmation. Il se trouve que l’on me demande aujourd’hui d’animer une émission liée à cette actualité (Par les temps qui courent). Je vais donc découvrir ce que c’est que de devoir répondre à ce cahier des charges.
Eva Bester – Je ne pense pas pouvoir traiter de l’actualité car ça m’engloutit. Je me sens déjà engloutie temporellement au quotidien. On m’a proposé beaucoup d’émissions de ce type, à la télévision notamment, et j’ai toujours refusé car je ne voulais pas dépendre de l’actu. Enfin, je ne veux pas déprimer Marie ! Mais j’ai totalement confiance en elle. Par sa singularité, elle traitera tout cela différemment. A chaque fois qu’on m’a parlé d’une émission pop ou dans l’air du temps, ou pire, “tendance”, je suis partie en courant. Je tiens vraiment trop à ce temps long.
Marie Richeux – J’ai davantage confiance dans le temps long que dans la singularité de ma méthode. Je sais que je vais avoir une heure, tous les soirs. Et quelle que soit l’actualité culturelle, quand tu ouvres un espace de parole d’une heure, tu dépasses forcément le seul prétexte de l’actu. Pitcher un roman, ça dure quarante-cinq secondes. Il reste donc beaucoup de temps ensuite. C’est dans cet espace que quelque chose peut avoir lieu, que l’on peut entendre de la pensée, du vivant.
Estimez-vous que la force de la radio réside encore dans le fait qu’elle laisse de la place pour l’imprévu ?
Marie Richeux – Sur des chaînes comme les nôtres, oui ! Mais ce privilège n’est pas le même pour toutes les radios. A Radio France, on partage globalement cette chance.
Eva Bester – Nous avons un espace de liberté par le temps de parole et par la liberté éditoriale que l’on a toutes les deux. On doit respecter un cadre mais, à l’intérieur de ce cadre, il y a de la place pour la surprise, ce qui est en effet moins souvent possible dans d’autres genres de médias. Notamment certaines émissions de télé où tout est répété, remonté, séquencé, drivé par plein de gens. Je suis entièrement responsable de ce qui se passe dans mon émission à la radio. J’imagine que Marie aussi. On a une attachée de production pour nous aider mais pour l’éditorial, nous sommes toutes seules.
Cet été, beaucoup d’animateurs de Radio France ont rejoint Europe 1. Seraient-ils interchangeables ?
Marie Richeux – En tout cas, ils ne sont pas irremplaçables ! C’est important d’avoir ça en tête. ça n’empêche pas de se battre pour qu’existent des singularités. A la fois, on n’est pas propriétaire d’une case sur une grille et, quand on y est, ça fait sens de lui donner quelque chose de spécial. Il faut continuer de faire entendre des sensibilités différentes. Quelque chose qui, au-delà du travail fourni, tient un peu à ce que l’on est ! Quand j’écoute l’émission d’Eva, j’écoute l’émission mais j’écoute aussi Eva, pour sa présence à l’antenne. Ce qu’elle dégage. Les chaînes de Radio France permettent encore cela.
Eva Bester – Tant qu’il y aura cette liberté éditoriale, cette possibilité de faire ce que l’on veut à l’antenne, on pourra parler de fidélité. Ça fait plus de dix ans que je suis à la radio, j’ai commencé à France Culture et puis j’ai été à France Inter, et évidemment je suis très attachée à ces deux chaînes. Pour parler de l’interchangeabilité, il y a des émissions, en effet, où l’on peut faire tourner les animateurs comme des joueurs de foot, car elles nécessitent plus un savoir technique qu’une singularité. Il y en a d’autres où il y a cette singularité justement, un ton, une couleur, une personnalité.
C’est vrai que nous ne sommes pas irremplaçables et, en même temps, pour nos émissions respectives qui sont quand même pas mal imprégnées de nos sensibilités, si l’on met quelqu’un d’autre ça change l’émission. Quand Marie s’est faite remplacer par Maylis Besserie, ce n’était plus la même émission. Elle se débrouillait très bien mais c’était autre chose. Quelqu’un d’autre pourrait faire Remède à la mélancolie, très bien sans doute, et ce serait une autre émission.
La radio a longtemps été un lieu où la domination masculine était assez visible. Aujourd’hui, vos stations sont dirigées par deux femmes (Sandrine Treiner à France Culture et Laurence Bloch à France Inter). Avez-vous l’impression que les choses évoluent dans le bon sens ?
Marie Richeux – Je dirais oui ! Et je pense que cette féminisation à l’œuvre est une bonne nouvelle. En revanche, il reste un très gros travail à faire sur les personnes interviewées ; c’est un enjeu de taille que d’arriver à une plus juste répartition à l’antenne. L’émission de Lauren Bastide sur les savantes, sur Inter, ou les émissions de Charlotte Bienaimé sur les féminismes (sur France Culture – ndlr), ça fait un bien fou ! Donc le mouvement est plutôt positif, mais il faut continuer !
Eva Bester – Je note aussi une évolution positive même s’il ne faut pas oublier qu’il y a toujours eu des figures féminines marquantes comme Denise Glaser, ou Diana Vreeland dans un autre domaine. Donc oui, je dirais, mais sans trop me mouiller, que je perçois une évolution plutôt positive de ce côté.
Marie, tu as délocalisé à plusieurs reprises l’antenne de ton émission dans des lycées populaires. Est-ce que le prochain grand chantier est celui de l’homogénéité sociale ?
Marie Richeux – C’est un vaste chantier que celui d’ouvrir peu à peu le spectre social des personnes qui travaillent pour l’antenne. Seulement ça ne peut pas être un chantier mené qu’à notre seule échelle. Par exemple, je constate que le principal vivier pour recruter des animateurs, des collaborateurs spécialisés, des attachés de production ou bien encore des stagiaires, ça reste Sciences-Po, Normale sup ou les écoles de journalisme. Et dans ces endroits-là, la composition sociale évolue très lentement. C’est donc un mouvement général auquel il faut travailler
Eva Bester – Je constate que tous les gens qui préparent les émissions sont surdiplômés. La plupart des stagiaires le sont plus que moi. Il faut dire que j’ai fait une fac d’anglais et que rien ne me prédestinait à animer une émission. Je suis en très mauvais termes avec le déterminisme. Ça m’exaspère et en même temps, je me rends compte du grotesque qu’il y a à dire “le déterminisme m’exaspère”.
Les partenariats avec les écoles, les collaborations, c’est formidable. ça ne change pas les choses à grande échelle mais ça a le mérite d’exister. Un peu de grâce en somme. Nous avons les moyens de changer les choses plus profondément, mais j’ai l’impression que ça n’en prend pas du tout la tournure. La pensée humaine prépondérante semble quand même être “C’est possible, mais on ne le fera pas car ça demande trop d’efforts”. Oui, bon, je ne vous le cache pas, je suis assez pessimiste.
Marie Richeux – Je ne peux pas te laisser terminer sur ce constat. C’est tellement important pour moi. Je pense que l’on ne peut pas se contenter de regretter qu’une reproduction sociale existe. Malheureusement, encore une fois, ce problème ne dépend pas que de notre bonne volonté. Quand bien même, d’un seul coup, Radio France s’ouvrirait énormément à toutes les voix françaises, ça ne suffirait pas. C’est toute la manière dont on fait penser aux gens qu’ils ont ou non le droit à la parole. Toute la manière dont on fait penser aux gens que leur parole nous intéresse ou pas. Ce sont de longs procédés, longs et lents. Mais en avoir conscience, c’est déjà un bon début !
Si l’on excepte internet, quel regard portez-vous sur la crise qui touche la presse ?
Eva Bester – Ce qui est drôle, c’est que la majorité des gens qui composent le monde ne sont absolument pas pris en compte dans la presse, et c’est pourtant elle qui reflète ce qui est censé être la norme des choses. La mode, les vogues. Je pense que les journalistes, autant que les lecteurs, sont responsables de cet état de fait qui doit sans doute aussi beaucoup au manque de temps et à la multiplication des sources. On est tellement noyé sous l’information qu’on la traite immédiatement, comme à l’usine, sans le recul nécessaire pour l’appréhender. Enfin, je tiens à préciser que je lis quand même pas mal la presse, et souvent avec plaisir.
Marie Richeux – Je rajouterais deux responsables : le marketing et les moyens octroyés aux journalistes. La pensée du marketing pénètre de plus en plus de sphères, y compris la sphère informationnelle. Peut-être que je me trompe, mais j’ai l’impression que l’on se pose de plus en plus la question “Qu’est-ce qui ferait vendre ou cliquer” pour déterminer un sujet. Et c’est purement et simplement une question de publicitaires. Ça fait des dégâts. Après, aujourd’hui, est-ce que l’on donne aux journalistes le temps et l’argent pour faire leur travail correctement ? C’est peut-être aussi le modèle financier qu’il faudrait repenser. Mais je suis comme Eva, il y a des sites et des journaux que je lis avec beaucoup d’intérêt.
Vous n’êtes pas équipées de télévision chez vous. Pourquoi ce choix ? Ne vous privez-vous pas d’un moyen de capter votre époque ?
Marie Richeux – Je crois qu’il faut faire le deuil de comprendre son époque dans sa globalité. Lire toute la presse, ce n’est pas possible. Tout regarder, tout voir, ce n’est pas possible. L’époque t’échappe fatalement. Quand j’ai eu mon premier appartement à Paris, c’était tout petit, je n’avais pas de télévision et c’est vrai que je n’ai pas cherché à l’avoir de nouveau. C’est l’époque où j’ai commencé à lire beaucoup. Je me suis tout simplement rendu compte qu’il était difficile à la fois de beaucoup lire et regarder la télé. Comme je l’avais beaucoup regardée adolescente, j’ai fait un choix !
Eva Bester – J’ai beaucoup regardé la télé, et j’adore ça. Je ne sais pas si vous vous rappelez de la série Dream on. C’était génial, ça passait sur Canal Jimmy. C’était l’histoire d’un type qui avait passé son enfance devant la télévision, et à chaque fois qu’il vivait une scène dans la vie réelle, dès que quelque chose le touchait, il avait une séquence de film en noir et blanc dans la tête. Et je me sens un peu comme ce type. J’ai eu la télé durant très longtemps. Je m’en suis débarrassée il y a un ou deux ans parce que je me suis rendu compte du temps que ça prenait et je me suis dit : “Si à la place de ces heures passées devant, j’avais écris ou lu, je me serais tellement enrichie !” Bon, ça, c’est la raison noble, mais la première c’est quand même parce que c’est trop petit chez moi.
Vous avez chacune publié des livres. Est-ce que l’écriture est une envie qui vous travaille ?
Eva Bester – Le mien (Remèdes à la mélancolie, éd. Autrement) était plutôt de l’ordre de l’essai, j’ai beaucoup souffert (rires). J’adore brasser des connaissances et réfléchir, mais l’écriture en elle-même fut laborieuse. J’aimerais beaucoup écrire d’autres choses, plus tard, mais je ne suis pas sûre d’être à la hauteur.
Marie Richeux – Je pense que je ne serais pas très à l’aise dans la vie à ne faire que ça, mais oui, c’est un grand plaisir pour moi ! Avoir dans sa tête un petit coin qui est le livre en train de s’écrire, c’est jouissif. Un endroit où tu peux être au calme, très seule. C’est précieux. Et puis j’ai la chance de travailler avec Sabine Wespieser, qui est une éditrice géniale. ça rajoute au plaisir.
De quoi ne parlons-nous pas assez à la radio ?
Marie Richeux – (elle réfléchit) Là, tout de suite, je ne sais pas pourquoi, je pense au fait que l’on ne parle pas assez du manque de moyens de la pédopsychiatrie en France, de toutes les structures qui accueillent des enfants fragiles, pour une raison ou une autre.
Eva Bester – On se rejoint, alors (rires). Moi je pense qu’on ne parle pas assez de nos démons intérieurs. Chacun d’entre nous est complètement chtarbé et on ne le dit pas. Si l’on en parlait plus, ça décomplexerait beaucoup de gens. On se sentirait moins seuls. On serait toujours misérables, solitaires et misanthropes, mais on saurait qu’il y a des gens comme nous. Je trouve que le concept de normalité, qui est une chimère, est le pire concept au monde.
Marie, tu publies ton premier roman, Climats de France (éd. Sabine Wespieser) qui interroge nos origines et mémoires communes. Quel regard portes-tu sur l’évolution de notre pays ?
Marie Richeux – Une fois n’est pas coutume, je vais embrasser le pessimisme d’Eva pour répondre à cette question. J’étais à la terrasse d’un restaurant du XIXe, avant-hier. Un type est arrivé, manifestement bourré, il a agacé les patrons qui l’ont poussé dehors. Trois types qui squattaient pas loin l’ont alors chopé et lui ont cassé la figure. ça a dégénéré en deux secondes. Il était à terre et ils ont continué de taper. Personne ne disait rien et quand j’ai levé la voix, les mecs se sont retournés vers moi et m’ont dit : “Nique ta mère, toi.” Bref, l’anecdote n’a pas d’intérêt, c’est juste pour parler du “climat”. Paris, XXIe siècle. Tout va bien, on a à peu près bien mangé, et c’est possible qu’un mec se fasse latter sur un trottoir, tout le monde trouve ça normal. J’ai l’impression que notre tolérance à la violence augmente à bien des égards, notre tolérance au sexisme, aux racismes, à l’antisémitisme, à la pauvreté. Climat tendu, je trouve…
Eva Bester – J’ai l’impression que souvent, on se dit “Puisqu’on ne peut pas sauver le monde entier, on n’a qu’à sauver personne”. C’est fâcheux. A une toute petite échelle, faire ce que l’on peut est déjà un miracle. La tendance naturelle de l’homme est d’aller vers la déchéance et la chute. Face à cette perspective, dès qu’on fait un pas vers la création ou la construction, c’est un petit miracle. Attention, je viens de me réincarner en Pierre Rabhi.
Marie Richeux – Pour poursuivre sur le climat… Je me souviens du lendemain des attentats du 13 novembre 2015, je vivais à La Chapelle et j’ai pris la ligne 2 pour me rendre à la radio. Il régnait un silence absolu dans la rame, c’est un silence qui signait vraiment la tristesse et le choc de tous ceux qui étaient là. Je regardais autour de moi et je me suis dit : “Combien sont-ils, ceux qui veulent nous faire croire que l’on ne peut pas vivre ensemble ?” Je crois qu’ils sont trop nombreux. Il ne faut pas oublier que ceux qui divisent le font pour mieux régner…
Eva Bester – J’ai l’impression qu’il y a un problème de cynisme dans beaucoup d’endroits favorisés aujourd’hui. Un cynisme qui s’oppose à toute tentative d’“embellissement du monde” et qui nous coupe l’herbe sous le pied. Les penchants humanistes sont facilement ridiculisés, on n’a plus le droit au mièvre. Or la mièvrerie, c’est parfois magnifique. Si l’on se regardait un petit peu moins et que l’on arrêtait de se protéger derrière un cynisme constant, on pourrait peut-être faire évoluer la situation. Enfin bon, je n’y crois pas trop, voilà, je finis sur un remède à la mélancolie. (rires)
Remèdes à la mélancolie tous les dimanches, 10 h, France Inter
Par les temps qui courent du lundi au vendredi, 21 h, France Culture
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