Depuis son premier livre en 1970 jusqu’à Un don aujourd’hui, le prix Nobel Toni Morrisson fouille l’histoire des Noirs américains : des vies tragiques, entre esclavages, misère et racisme, où les femmes sont les premières meurtries mais aussi les plus fortes. « J’aurais l’air de quoi en écrivant une love story avec un happy end ? », demande la grande dame de la littérature américaine. Tout l’été, retrouvez les entretiens coups de coeur de l’année.
Si l’on considère l’Amérique comme un des villages cossus du vaste monde, la maison où vivent les descendants d’esclaves y a longtemps fait figure de capharnaüm. Comme dans La Chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe, tout s’y dégradait à mesure que s’aggravait l’aliénation psychologique de ses occupants. Au juste, on ne sait si Toni Morrison est une bonne fée du logis vu qu’elle a très vite préféré la plume au plumeau.
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Armée de mots, elle s’est mise à récurer la place, débusquant les fantômes qui la hantaient jusque sous les lits et rafistolant les miroirs dans lesquels chaque visage se trouvait affreusement laid parce que noir. Aujourd’hui, à près de 80 ans, fêtée et honorée – notamment d’un prix Pulitzer en 1988 pour son livre majeur, Beloved, et du prix Nobel de littérature en 1993 – elle resplendit. Ce rayonnement, qui la suit partout, est autant la conséquence d’une vie passée à redonner de l’éclat à la conscience afro-américaine – obscurcie par un sentiment d’infériorité entretenu pendant quatre siècles – que l’aura définitive d’une femme qui a su s’affirmer au plus haut niveau dans sa différence.
Pas étonnant que dans ses romans, et en particulier le dernier, Un don, ce soient souvent les femmes qui tiennent la baraque, tandis que les hommes poursuivent une errance souvent solitaire. Sans elles, impossible de préserver la flamme d’une humanité toujours fragile et vacillante. Et sans Toni Morrison, difficile de dire si un Barack Obama aurait pu devenir un jour président des Etats-Unis…
ENTRETIEN >
Pourquoi les hommes sont-ils aussi peu présents et peu fiables dans vos livres ? Les deux principaux personnages masculins d’Un don, votre dernier roman, sont un colon blanc qui meurt dès le second chapitre et un forgeron noir qui plaque une jeune fille et part faire sa vie ailleurs.
Parce que c’est ainsi qu’en décident les gènes masculins. D’Ulysse à nos jours, l’homme est programmé pour quitter le foyer et pour voyager. La maison n’est pas son domaine. Et puis franchement, j’aurais l’air de quoi en écrivant une love story avec un happy end ? Les hommes ont-ils été à ce point fuyants dans votre vie ? Non, pas toujours. Mon père était la stabilité incarnée. Il cumulait trois jobs pour subvenir aux besoins de notre famille. Il lavait des voitures, il travaillait à la fonderie et était saisonnier dans les champs. Lorsque la guerre est survenue, il était alors trop vieux pour être incorporé. On l’a pris comme soudeur sur un chantier naval. Cela étant, je n’écris jamais sur la vie “normale” mais sur celle qui affleure à la marge, à la limite du cadre et de la loi, là où les désirs s’embrasent. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir qui survit, qui prospère, qui échoue. S’il fallait me pencher sur l’homme noir avisé qui s’occupe de sa famille, franchement où serait l’ingrédient dramatique ?
Seriez-vous devenue écrivaine si vous étiez restée dans le cadre d’une famille traditionnelle, avec un mari et des enfants ?
Probablement pas. Un mari aurait sans doute fini par amputer mon imagination. Lorsque j’ai divorcé, j’ai dû élever mes enfants seule tout en travaillant. C’est à ce moment que je me suis mise à écrire. Alors que j’assumais les rôles de mère et de père, je me découvrais artiste. Les femmes sont capables de faire ça, pas les hommes. J’ai surtout eu autour de moi de nombreux exemples de femmes dont la vie a été un combat permanent, qu’elles ont fini par gagner en élevant leurs gosses. Ma grand-mère a dû quitter l’Alabama avec ses six enfants à cause de jeunes Blancs qui la menaçaient, elle et les siens. Son mari était violoniste itinérant. Quand il m’a fallu me séparer de mon mari, je ne me suis pas mise à pleurer. Je ne me suis pas dit : “Oh mon Dieu, que m’arrive-til ?” J’avais l’image de toutes ces femmes qui, avant moi, avaient géré des situations bien plus périlleuses et qui s’en étaient sorties. C’est là que j’ai décidé : “Je peux prendre soin des enfants, je peux vivre à New York et je peux écrire un livre.” Je ne pouvais pas faire moins que ça.
Vous poussez la responsabilité maternelle à un point inimaginable dans vos romans. Dans Beloved, une mère égorge sa propre fille pour lui éviter l’esclavage. Dans Un don, une autre la donne à un homme de passage pour les mêmes raisons. Cette extrémité reflète-telle d’une certaine façon l’adversité que vous avez dû affronter à cette époque ou, mieux, résume-t-elle ce que votre peuple a enduré au fil des siècles ?
Il ne faut pas oublier que ces histoires ont été vécues. Elles sont là pour nous interroger sur de telles éventualités : que choisir entre la mort et la vie de sa progéniture dans une situation où l’asservissement équivaudrait à une mort ? Personne n’est en mesure de répondre à cette question à froid, ni même de se la poser. C’est pourquoi, dans le cas de Beloved en particulier, je me garde de porter le moindre jugement sur cet acte. Dans Un don, je mets en scène une autre forme d’amour filial sacrificiel. En agissant ainsi, donner sa fille à un inconnu, la mère étouffe son propre élan maternel pour le salut de son enfant. C’est un acte d’amour qui va au-delà de l’amour lui-même. C’est ainsi que les mères concevaient leur mission en ce temps-là. Depuis, les choses ont, bien sûr, beaucoup changé. Beaucoup de mères ont même inversé les priorités et pensent d’abord à elles-mêmes.
En tant qu’homme, un Barack Obama semble ne pouvoir tenir aucune place dans votre oeuvre. C’est un bon mari, un bon père de famille, un homme responsable, intelligent, industrieux, élégant, plein d’humour. Apparemment, il n’a aucun défaut…
(Moqueuse) Il fumait mais je crois qu’il a arrêté pour passer au chewing-gum à la nicotine. En fait, je suis certaine qu’il a des désirs inavoués…
Est-ce cette image un peu trop parfaite qui explique votre soutien tardif à sa candidature ?
Non, simplement je le trouvais trop jeune pour le job et j’aimais bien Hillary Clinton. J’ai beaucoup d’admiration pour elle et franchement, je souhaitais surtout qu’un président démocrate, quel qu’il soit, nous aide à oublier l’ère Bush. Je ne pensais pas Obama en mesure de l’emporter. Je le trouvais intéressant mais un peu tendre. Et puis, quand il m’a demandé de faire un geste pour sa campagne, j’ai lu son livre Les Rêves de mon père. Ce n’est pas exactement le livre auquel nous ont habitués les politiciens. Il s’y montre à la fois articulé, réfléchi, candide, sensible ; à aucun moment il n’apparaît sur la défensive. Et puis, surtout, c’est un livre structuré, avec des dialogues et une mise en scène qui appartiennent à l’art littéraire. De sorte que je me suis surprise à découvrir un collègue ! En plus, il a déclaré que Le Chant de Salomon (troisième roman de Toni Morrison – ndlr) était l’un de ses livres préférés. Alors là, évidemment, j’ai dû reconsidérer mon opinion (rires). Qu’il soit noir, ou qu’Hillary soit une femme, n’a pas d’importance. Le pays est en trop mauvais état pour s’autoriser le luxe de pareilles considérations. On a besoin de quelqu’un de sérieux, de compétent, de solide, voilà tout. Je ne vote pas pour une catégorie.
Pour preuve, vous avez déclaré que Bill Clinton était le premier président noir des Etats-Unis !
En effet.
A se demander si cette déclaration n’avait pas un petit goût d’ironie venant de votre part. En relation avec le scandale Monica Lewinsky par exemple ?
Tout à fait, et personne ne l’a compris ainsi. Tous les clichés habituellement accolés à l’homme noir américain furent attribués à Bill Clinton au moment de l’affaire Lewinsky : libidineux, infidèle, bouffeur de McDonald’s, joueur de saxophone… Dans le New York Magazine, ils sont même allés jusqu’à évoquer ses parties génitales ! Il a été médiatiquement lynché pour les mêmes raisons que celles pour lesquelles on lynchait des Noirs dans le sud jusqu’au XXe siècle. Autour de moi, surtout les hommes noirs, personne n’en revenait : “Mince alors, ils le traitent comme un nègre !”
Dans Un don, vous nous ramenez trois cents ans en arrière, soit au moment où la nation américaine voit le jour, comme pour prévenir : “Attention, nous n’en saurons jamais assez sur notre passé !”
Je tenais à remonter à ce moment crucial, préalable à la constitution d’un Etat, à l’enfantement de sa mythologie, où ce continent vit les derniers instants de sa virginité. Sa générosité n’est pas entamée, son sol n’est pas encore entièrement souillé. Commencent à y cohabiter les Indiens, dont beaucoup furent décimés au cours du XVIe siècle, les Européens, qui cherchent à fuir le Vieux Continent pour des raisons morales ou économiques, et les esclaves venus d’Afrique. Les pays ont tendance à embellir leur propre passé, à réécrire l’histoire avec l’encre de l’idéal. Dans ce livre, je préfère mettre en évidence la disparité des individus qui, tous à leur manière, sont des orphelins qui désirent vivre à l’écart les uns des autres, trait essentiel du caractère américain. Du puritain au cow-boy, c’est toujours un individu contre le reste du monde. C’en est presque devenu une mystique : “Nous pouvons le faire seul ! Nous n’avons besoin de personne !”
Pourtant, dans ce livre, vous n’êtes jamais allée aussi loin dans le rapprochement des êtres. Pour cette jeune Anglaise qui a traversé l’Atlantique dans la cale d’un navire en compagnie de voleuses et de putains, comme pour l’esclave noire qui a enduré le “passage du milieu” (1), c’est la même expérience traumatisante. L’Amérique aurait donc été enfantée non seulement dans la douleur mais aussi dans la peur et dans l’avilissement ?
Certainement, bien que dans ce roman j’ai surtout souhaité mettre en évidence le courage de ces femmes qui ont dû affronter seules une hostilité de différents types : environnementale, économique, sociale, religieuse et pour finir raciale. Car l’idée même du melting-pot américain tel qu’il est depuis vanté a été délibérément anéantie à cette période de l’histoire avec l’instauration progressive des lois raciales et, surtout, avec l’apparition, dans les programmes scolaires, d’une pensée qui reste dominante encore aujourd’hui, où l’autre est nécessairement une menace. Dans le roman, il se tisse ainsi une certaine solidarité entre ces êtres aux origines et aux affects différents jusqu’au moment où le modèle capitaliste exige l’exploitation des uns par les autres. Car le fondement de tout ceci reste le profit et le pouvoir. Si ce n’avait été pour l’argent, le racisme aurait probablement disparu.
Le fait qu’Obama ne soit pas le produit du “passage du milieu”, qu’il n’ait aucun passé familial en relation avec l’esclavage, a-t-il une signification pour vous ?
Pour moi, c’est un plus. Il n’est pas lassé de l’homme blanc comme le sont la plupart des Afro-Américains, tout en comprenant intellectuellement pourquoi ils le sont. En outre, il est marié à une femme dont les ancêtres furent des esclaves. Il possède en cela une double vision du problème racial aux Etats-Unis, à la fois détachée et concernée. Et puis, à la différence des autres hommes politiques américains qui voyagent mais ne vivent jamais en dehors de leurs frontières, Obama a vécu en Indonésie et à Hawaii. Il n’est pas allé faire un safari au Kenya. Non, il y est allé rendre visite à sa famille. Ce qui signifie qu’il a une vraie compréhension, et pas seulement intellectuelle, de cet autre monde dont l’Américain moyen n’a même pas idée.
Quel a été votre sentiment au moment de son élection ?
Pour la première fois de ma vie, j’ai senti que j’appartenais à ce pays. Je l’ai vraiment senti au moment de son investiture. Jusqu’à présent, cette fierté-là, cette émotion face à la bannière étoilée, me semblait réservée aux patriotes blancs. Sauf qu’au moment de l’investiture, au milieu de tous ces drapeaux, face à ces rangées de militaires qui défilaient, et alors qu’Aretha Franklin entonnait God Bless America, pour la première fois, j’ai été assaillie par ce sentiment d’appartenance à une nation. J’ai compris les larmes de Jesse Jackson.
Mais vous n’avez pas pleuré ?
Non.
N’était-ce pas aussi votre victoire ? La vôtre, celle de Miles Davis, de Martin Luther King, de Muhammad Ali ?
Je ne l’ai pas ressenti ainsi. Je suis un écrivain. Mon rôle est d’observer. Je ne me joins pas. Je ne milite pas. Ma contribution est plutôt d’éditer et de publier des livres sur George Jackson (2), Angela Davis et Muhammad Ali. Je comprends ce que vous voulez dire. Incontestablement, il s’agit d’une victoire plus culturelle que politique. En cela, évidemment, je suis concernée et comme tous les révolutionnaires lorsque la révolution finit par l’emporter, c’est pour moi un moment à la fois excitant et mélancolique.
Quelle est la source de cette mélancolie ?
Le combat est fini. Même si évidemment, il ne l’est jamais. Mais enfin, toutes ces humiliations, ces souffrances, ces emprisonnements, tous ces morts trouvent une forme de sens aujourd’hui.
Espériez-vous vivre un tel moment ?
Non.
Aujourd’hui, la question ne serait-elle pas de savoir comment écrire, comment créer, lorsque de Frederick Douglass (3) à Toni Morrison, du blues au rap, le principal moteur de la culture afro-américaine a fonctionné à cause de la souffrance et du sentiment de discrimination ?
La création ne naît pas nécessairement de la souffrance. La colère ne m’a jamais servi à mieux écrire. Pour moi, c’est même quelque chose de creux et d’inutile quand je suis devant une page blanche. Dans L’OEil le plus bleu, mon premier roman, je ne m’identifie à aucun moment à cette jeune fille noire qui pense qu’elle n’est rien. Qui vit entre l’aliénation totale de soi et le désir d’être autre. J’en suis même à me poser cette question : comment peut-on ressentir une telle chose ? Tous mes livres posent ce genre de questions. Comment peut-on aller jusqu’à égorger son propre enfant ?
“Nous avons traversé le pire et nous y sommes encore. Je pense que les écrivains noirs américains sont affamés, sans cesse poussés à entretenir le désordre. La musique classique rassasie et clôt… La musique noire ne fait jamais cela. Le jazz vous laisse toujours sur votre faim. Il n’y a jamais de dernier accord. Je veux que mes livres soient ainsi.” Cette citation est tirée d’une de vos interviews de 1994. La dernière élection américaine n’a-t-elle pas été ce fameux dernier accord ?
Allons, l’histoire ne peut se réécrire en deux mois ! Mes attentes sont hautes mais raisonnables. Je suis restée sans voix l’autre jour lorsqu’une journaliste française m’a demandé si je pensais que Barack Obama pouvait nous décevoir. Comme si nous étions tous concernés. En fait, je pense qu’il ne nous décevra pas, mais que nous le décevrons. Et que nous nous décevrons nous-mêmes. Aux Etats-Unis, les gens sont devenus tellement fiers d’eux-mêmes qu’ils attendent que tous les problèmes soient résolus d’un coup de baguette magique par cet homme, qui n’est pas un magicien et doit gouverner un pays dans un état lamentable avec l’appui de tous. Jusqu’à présent, je suis satisfaite de son administration.
Craignez-vous un retour de bâton ?
Il existe déjà. L’extrême droite prie pour que le pays s’effondre et qu’Obama échoue. Ils veulent une guerre civile et parlent de sécession. Le gouverneur du Texas y a fait référence. Ils sont fin prêts pour détruire l’Union s’il le faut. Il ne faut pas oublier que dans Un don, le forgeron noir est un homme libre qui n’a pas connu l’esclavage. Il est venu d’Afrique sans chaînes. Il est doué et autonome puisqu’il exerce un métier. Personne ne peut lui dire ce qu’il doit faire. Cet homme, dont le profil est finalement proche de celui de Barack Obama, est tout ce qu’une certaine Amérique ne pourra jamais tolérer. Raison pour laquelle il faut rester vigilant.
1. Désigne la route maritime empruntée par les bateaux européens à l’époque de la traite négrière.
2. Un des leaders du Black Panthers Party. Il fut abattu pour “tentative d’évasion” trois jours avant son jugement, en août 1971.
3. Homme politique et écrivain noir américain. Né esclave, il deviendra l’un des plus célèbres abolitionnistes du XIXe siècle.
Un don (Christian Bourgois éditeur), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Wicke, 192 pages, 15 €. Lire la critique dans le n° 698 des Inrockuptibles.
Francis Dordor
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