En démissionnant du gouvernement, Christiane Taubira a retrouvé une grande liberté de parole. Dans son Murmures à la jeunesse comme ici, elle en use pour dénoncer l’inertie politique, inciter les jeunes générations à se prendre en main et continuer le combat.
“Cohérence, fidélité à moi-même, à mes engagements, à ma vie, à ceux qui croient en moi” : les mots de Christiane Taubira, prélevés dans ses Murmures à la jeunesse, énoncent l’écart qui la sépare aujourd’hui de nombre d’hommes et femmes politiques. Alors que les élites dirigeantes s’accommodent des reniements et des capitulations, l’ex-garde des Sceaux, affligée par la déchéance de nationalité proposée par François Hollande, a préféré le sacrifice de l’exercice du pouvoir.
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“Je ne suis sûre de rien, sauf de ne jamais trouver la paix si je m’avisais de bâillonner ma conscience”, écrit-elle dans un ouvrage qui s’arrache en librairie et dont la sortie a été orchestrée dans le plus grand secret par l’éditeur Philippe Rey.
Texte court, dense, intense, dans lequel vibre une réflexion politique nourrie par le goût des idées et des arts, Murmures à la jeunesse a la puissance d’un cri adressé aux jeunes générations : “Prenez le pouvoir.” Mais la beauté de ce cri tient surtout à ce qu’il épouse la forme d’un chuchotement. Contraire d’une harangue et d’un prêche, son petit livre blanc reste traversé par la “tendresse” d’une “aînée responsable”, qui a fait de la lutte pour l’émancipation le motif obsessionnel d’une existence aventureuse.
Christiane Taubira n’est surtout pas une sainte, mais une sage, dont le courage et la frénésie devraient inspirer la gauche, au-delà de la jeunesse. Chahutée au ministère de la Justice, elle porta haut le débat parlementaire pour défendre le mariage pour tous.
Aujourd’hui, les défis sont immenses. Saura-t-elle s’adresser à cette frange de la jeunesse qui se pense hors de la République ? Dans le rude combat qui s’annonce à gauche en vue de 2017, gageons que Christiane Taubira “ne fuira pas sa part”.
Pourquoi avez-vous eu envie de vous adresser à la jeunesse ?
Christiane Taubira – Je m’interroge sur ce que ma génération transmet à la jeunesse. Je pense que nous avons des comptes à lui rendre, nous devons nous expliquer sur toute une série d’échecs. Or, aujourd’hui, on ne rend plus de comptes en politique. C’est intenable. Pour ma part, je ressens un devoir vis-à-vis de la génération qui vient. Que lui lègue-t-on ? L’état du monde et le chaos actuel nous obligent à nous expliquer. Quel sens peut avoir la politique si l’on ne se projette pas ?
Je suis fière de ce que j’ai fait au ministère de la Justice, ou en tant que députée, mais je sais par la passion qui me brûle qu’il me faudrait vingt ans de plus. Alors, je m’adresse à la jeunesse, sans esprit de querelle, mais mue par un sentiment d’urgence.
Peut-on parler de l’échec d’une génération, souvent associée aux soixante-huitards, qui n’a pas su parler à ses enfants et petits-enfants ?
Je ne déresponsabilise aucune génération. Celles qui viennent devront faire leurs preuves. Mon souci n’est pas de les protéger inconsidérément. Je ne sais pas ce que veut dire “génération soixante-huitarde”. J’ai simplement aimé lire, aller au théâtre, au cinéma, j’ai aimé cette liberté, j’ai aimé aimer – mais je n’étais pas “flower power”. (rires) Certains contextes rendent moins prégnant le devoir de passer le flambeau. Depuis soixante-dix ans, avec la paix, nous nous sommes installés dans des habitudes, nous ne ressentions pas de façon pressante l’obligation morale de nous demander dans quel monde vont vivre ceux qui viennent. Cette obligation s’impose aujourd’hui.
Les jeunes vivront moins bien que nous, c’est ce qui vous inquiète ?
Moins bien et mieux. Sur le plan matériel, c’est plus difficile. Le monde est plus bruyant et violent. Mais ils ont accès à un potentiel plus grand. Un exemple : l’accès au savoir. Pour ma génération, cela se passait à l’école, au lycée, à l’université, dans des bibliothèques. Aujourd’hui, le savoir est partout, même si on a toujours besoin d’enseignants pour le rendre intelligible et critique. En 1900, il y avait 500 000 étudiants dans le monde. Aujourd’hui, il y en a 100 millions. L’accès au savoir s’est massivement démocratisé, en dépit des poches nombreuses où l’analphabétisme persiste. Je vois donc le fracas, les dangers, mais aussi ce potentiel phénoménal.
On a l’impression que les jeunes font la queue. Que faire devant les difficultés rencontrées pour accéder à l’emploi, aux responsabilités politiques ou au capital économique ? Croyez-vous encore que le politique puisse œuvrer à une transformation sociale ou est-il impuissant ?
Quand les jeunes font la queue pour accéder aux responsabilités politiques, je dis : tant pis pour eux. Si une génération attend gentiment que la génération précédente se fasse hara-kiri et lui laisse la place, c’est qu’elle n’est pas prête. Il faut qu’elle bouscule les habitudes pour faire savoir comment elle compte peser sur le monde.
Par contre, je n’accepte pas l’impuissance politique. La preuve, c’est que je ne reste pas tranquille. L’impuissance politique est une réalité : la technostructure a pris le pouvoir. Les politiques se sont fait phagocyter et ont abandonné le champ de la réflexion, du verbe qui transforme, du verbe qui génère de l’action. Ils ont renoncé à leur parole transformatrice, pour une parole pragmatique, prétendument réaliste, technocratique. Les politiques constatent des taux, des courbes, des faits, ils constatent leur impuissance. La parole politique, c’est autre chose, mais elle n’existe plus guère.
Depuis quand ?
Depuis au moins vingt ans. Il y a une dimension démographique et sociologique. Pour porter la parole politique, il faut avoir du ressort. Le monde politique est essentiellement alimenté par des techniciens. Même si aujourd’hui de moins en moins d’énarques seraient motivés par la politique. C’est logique, ce n’est plus toujours le lieu où se prend la décision.
Comment voyez-vous la République aujourd’hui, dont tous les politiques ne cessent de vanter les mérites ?
Je ne conçois pas une République sereine, je ne conçois la République qu’inquiète, compte tenu de toutes ses promesses d’égalité, de fraternité, de liberté, de laïcité et de citoyenneté. Or, drapée d’habits sublimes, elle est devenue un totem dans le discours politique. Les exclus et discriminés n’ont pas d’accroche possible à ce totem.
La République inquiète, combative se demande où nous en sommes de sa promesse de rendre la vie commune possible malgré les antagonismes. Elle ne les fait pas disparaître. Nous pouvons vivre ensemble tout en sachant que les intérêts des uns ne sont pas forcément ceux des autres. La République doit rendre possibles les confrontations, voire des affrontements sans qu’ils dégénèrent en guerre.
Comment comprenez-vous les tensions religieuses actuelles et le fait que de plus en plus de jeunes se sentent en dehors de la République ?
La République laïque rend possible la coexistence de religions différentes. Mais le rapport des institutions et de la parole publique aux pratiques religieuses est devenu problématique. Des conceptions divergentes de la laïcité font querelle depuis un moment, tout le monde est à cran. De mon point de vue, tout ce qui limite les libertés individuelles, les capacités d’émancipation, la possibilité pour un sujet de droit de se penser comme tel, d’être autonome, n’est pas acceptable. Mais je conçois aussi le besoin de spiritualité.
Murmures à la jeunesse n’a-t-il pas aussi été écrit pour penser cette réalité nouvelle : des jeunes Français tuant d’autres jeunes Français au nom d’une religion ?
Je ne sais même pas si c’est au nom d’une religion. Dans ce nihilisme, je vois une contradiction : la référence à un absolu alors que le nihilisme, c’est la négation de tout, le néant. Rien ne justifie de tuer. Mes combats auprès de la jeunesse sont anciens. Ce que je m’obstine à appeler “la révolte de 2005” reste une source de tourment. Quel âge avaient alors ceux qui, à 23, 25, 28 ans, nous dévastent aujourd’hui ?
Evidemment, si tous les jeunes révoltés de 2005 étaient radicalisés, nous serions déjà tous anéantis. La majorité échappe à la radicalisation violente. Mais qu’a-t-on fait depuis 2005 ? Des maires ont fait des choses dans les quartiers. Mais comment la société fait-elle société ? Qui tisse le lien social ? Qu’est devenu le tissu associatif ? Où sont les services publics ? Où est la présence humaine de l’Etat ? On a abandonné des associations fondées sur le civisme, l’esprit républicain, la solidarité. Quelques associations religieuses les ont remplacées dans des espaces désertés, je préférerais parfois qu’elles n’existent pas.
Après votre combat pour le mariage pour tous, quel serait aujourd’hui le combat à mener d’urgence pour l’égalité ? Ramener les jeunes de banlieue dans la société ?
Je ne sais pas ce qu’est un jeune de banlieue. J’estime qu’il n’y a que des jeunes Français dans ce pays. Tout jeune Français, où qu’il vive, où qu’il naisse, doit sentir qu’il est un jeune Français. Et c’est bien la blessure de ce pays. Pourquoi existe-t-il autant de fractures au sein d’une même génération ? C’est cela notre grand échec. Il faut assurer davantage de mobilité sociale, territoriale, créer de la mixité, de la rencontre, assurer l’égalité d’accès au savoir, à toutes les opportunités.
Mais pour combattre les inégalités, il faut déjà assumer qu’elles existent et les formuler. On ne les combat pas pour empêcher les gens de se révolter mais parce qu’on ne conçoit pas la vie ainsi. Le progrès doit permettre à chacun de réaliser son potentiel. Les inégalités sont insupportables parce qu’on ne peut s’accommoder de l’idée qu’un enfant qui pourrait être Nelson Mandela, Albert Einstein ou Marie Curie s’arrête en chemin juste parce qu’il est né à cet endroit-là. On ne peut dormir paisiblement en sachant cela.
Avez-vous le sentiment d’avoir une responsabilité particulière par rapport à ces jeunes dont beaucoup sont prêts à vous écouter ?
Je n’ai pas une conception messianique de la politique. Nous avons chacun nos responsabilités et nos obligations, mais je refuse de considérer que tout doit se cristalliser autour de moi. Pour autant, je ne fuirai pas ma part.
Mais avez-vous l’impression d’avoir quitté l’arène en partant du gouvernement ?
L’arène est plus large. Je n’ai pas pris une décision légère. C’est une décision profondément politique et éthique. Je ne suis pas partie parce que j’en avais assez. J’étais très attachée à la réforme de la justice des mineurs. Certains m’ont dit qu’on ne crevait pas de ne pas être tout à fait d’accord. Rester en négligeant un désaccord majeur, je sais, moi, que j’en aurais crevé. On ne prend pas une décision politique pour rentrer chez soi.
Mais entre le plaisir du retrait, qui permet d’écouter Ella Fitzgerald, et l’action, comment trouver le bon ajustement ?
L’un n’est pas exclusif de l’autre. C’est parce que je me nourris l’esprit, que je lis la nuit – maintenant, je lis même le jour –, vais au théâtre – hier, j’étais à l’opéra –, écoute de la musique toutes les nuits, que j’ai cette énergie, que je conserve cette conscience affleurante. Sinon, je passerais dans le monde sans laisser de sillage. Si je n’étais pas constamment nourrie de la créativité des autres, de la beauté du monde, de la poésie, je n’aurais pas cette envie de me battre. Je ne renonce pas pour autant à des projets personnels, comme construire une bibliothèque en Guyane, avec une voûte en verre pour voir les étoiles.
Comment la gauche que vous représentez, proche intellectuellement de l’historien Patrick Boucheron – qui défend une république multiculturelle et ouverte –, et celle de Manuel Valls, qui est allé à la réception du philosophe Alain Finkielkraut à l’Académie française, peuvent-elles cohabiter ?
Que je cite Boucheron et que le Premier ministre aime Finkielkraut, c’est notre affaire. J’aurais pu m’en aller quand Manuel Valls est devenu Premier ministre. J’ai estimé que j’avais des choses importantes à faire. Et je les ai faites ! J’ai beaucoup entendu dire que je perdais tous mes arbitrages, notamment sur la réforme pénale. Elle est faite, telle que je l’ai écrite. Pourtant, le propos persiste. J’ai entendu la même chose sur d’autres sujets, en totale contradiction avec les faits. Peu m’importe.
Par ailleurs, je trouve normale l’existence de désaccords et je conçois parfaitement la solidarité gouvernementale, mais pas à n’importe quel prix, même si j’en admets le principe. Des batailles peuvent être menées à l’intérieur du gouvernement. Cependant, et j’en ai été fortement désarçonnée dès les premiers mois, je cherchais les forces de gauche dans le pays. Où étaient-elles passées ? J’entendais quelques protestations illisibles mais personne n’expliquait le sens et la portée des infidélités faites à la gauche. Un tweet, une tribune suffisent-ils quand on n’est pas d’accord ?
Estimez-vous que la bataille des idées a été perdue par la gauche progressiste ?
C’est lié à l’impuissance politique que nous évoquions, à cette parole politique inféconde. Qui parle d’une vision de la société ? Prenons la déchéance de nationalité, quelle absurdité ! Je ne suis pas contre la déchéance de nationalité des kamikazes, mais qu’est-ce qu’ils en ont à faire ? Lorsque nous nous aventurons enfin sur le champ symbolique, ce devrait être pour dire qui nous sommes, ce que nous faisons ensemble, où nous désirons aller ensemble, malgré nos divergences.
Aujourd’hui, on mesure une forte scission entre les politiques et le monde intellectuel. Est-ce un indice de l’échec de la gauche ?
C’est bien possible, mais je crois qu’il n’y a plus de penseurs à droite non plus, hors des néoconservateurs vaniteux. Pour le bien collectif de la société, je voudrais que la droite républicaine se reconstruise. Mais que la gauche ne renouvelle pas sa pensée, c’est encore plus grave. Son identité s’est construite par le mouvement. Sa légitimité tient au fait qu’elle a rêvé, pensé, mis en œuvre la transformation de la société. Elle n’est pas dans une logique patrimoniale, elle se demande comment résorber l’injustice sociale, casser les inégalités, permettre aux individus de s’épanouir.
Si la gauche renonce à l’insécurité de la pensée, cesse de se mettre en danger, se réfugie derrière des phrases courtes, des idées simplistes, des slogans, elle s’assèche et brouille l’horizon, éteint l’espérance, crée du désespoir. Cela fait plus de vingt ans que j’entends dire que le pays se droitise. Mais la gauche est-elle obligée d’accompagner cette droitisation ? Non. Sinon, on ne fait pas de politique. Personnellement, j’ai plutôt envie de batailler et d’expliquer pourquoi la gauche porte le projet possible pour l’avenir.
Quinze jours après votre départ, Nicolas Hulot refusait d’entrer au gouvernement. Pensez-vous qu’il va jouer un rôle dans la campagne de 2017 ? Vous inspire-t-il ?
Il ne m’inspire pas en tant que tel. Je l’apprécie. Je l’ai reçu à la chancellerie, nous avions envisagé une action dans le cadre de la COP21. Son expérience avec EE-LV semble l’avoir beaucoup affecté. C’est à lui de définir son avenir. Je ne sais pas ce qui lui a été proposé ni quelle marge il percevait. Les logiques à l’œuvre ne plaident pas pour une personne qui porte une vision. La parole politique s’est appauvrie parce que le temps de l’action politique s’est comprimé. On n’a plus le temps de faire, d’expliquer, de mesurer. Or il faut du temps pour bien faire. J’ai travaillé deux ans sur la réforme de la justice des mineurs. Elle est prête, c’est un bijou. Malheureusement, je crains qu’elle ne reste dans un tiroir.
Il y a un autre politique qui vend beaucoup de livres en ce moment : Nicolas Sarkozy. On le dit fini, le pensez-vous ?
Il ne m’intéresse pas. Je l’ai observé quand j’étais députée. Nous nous sommes castagnés dans l’hémicycle. Je suis passionnée, mais pas violente. Il me répondait avec une violence incroyable. Un jour, à court d’arguments, il m’a rétorqué : “Ce n’est pas parce que vous venez des Dom-Tom !” Je lui ai dit qu’il avait l’obsession des origines.
Après son élection à la présidence, j’ai dit : il n’est ni démocrate ni républicain. Certains amis ont estimé que j’exagérais. Il avait une capacité de séduction étrange. Je ne le crois pas démocrate car je le trouve anxieux à propos des libertés et toujours prompt à les restreindre. Ni républicain car sa vision de la société est fragmentaire ; il ne voit pas des citoyens mais des blocs de gens : les Roms, les Arabes….
L’ancien Premier ministre Alain Juppé, son grand rival pour la primaire de droite, vous intéresse-t-il davantage ?
Il m’a intéressée quand il était ministre des Affaires étrangères, il avait une belle tenue. Premier ministre, le personnage était moins digne d’intérêt. Depuis qu’il est entré dans la course à la primaire il s’écorche et s’écorne. Il veut manifestement donner des gages et droitise son discours. Sur la justice, il ressasse des antiennes de la droite, fait ressurgir l’obsession de la nationalité. Historiquement, il existe une ligne de fracture nette entre la gauche et la droite sur la nationalité et le droit du sol. La gauche paiera d’ailleurs longtemps le débat actuel sur la déchéance.
L’événement de Cologne a ébranlé l’Europe. Comment l’analysez-vous ?
Ce qui s’est passé à Cologne est un déchirement. Je m’écrase devant ces femmes. Et c’est terrible pour l’Allemagne compte tenu du courage de madame Merkel. Personne n’a trouvé les mots sur le moment. Comment se débrouille-t-on avec ces crimes dans ce contexte ? Le seul moyen d’empêcher que cela détruise tout est de renvoyer chacun à ses responsabilités : ceux qui ont fait cela, quels que soient le contexte ou leurs origines, ont commis un crime. Dire cela est nécessaire et c’est le moyen d’éviter les amalgames faciles et cyniques.
Certains estiment que ces agressions sont liées au statut de la femme dans certains pays musulmans ? Qu’en pensez-vous ?
Je pense que c’est un prétexte. Obliger les femmes à porter un voile et limiter leurs libertés justifie-t-il qu’on viole ? Comment peut-on faire un tel lien ? Qu’on m’explique : on viole des femmes parce que dans les pays d’origine les femmes portent le voile ? Donc, dans les pays d’origine on viole les femmes tous les matins ? Je ne crois pas au darwinisme moral, ni géo-moral. Je ne suis pas savante sur l’islam, mais je sais qu’il n’a pas toujours été une religion d’oppression. Toute religion opprime à partir du moment où certains l’instrumentalisent pour fonder la légitimité de leur pouvoir. Toutes les religions ont produit du fondamentalisme.
Comment lutter contre le wahhabisme fondamentaliste diffusé par l’Arabie saoudite et le Qatar ?
On lutte en affirmant que tous les êtres humains sont égaux. Et que les femmes sont des êtres humains à part entière. Y a-t-il une grande opération internationale, avec une réelle volonté politique, pour rappeler l’exigence d’égalité entre les femmes et les hommes ? Je ne parle pas de demander gentiment au roi d’Arabie saoudite de permettre aux femmes de conduire un peu la voiture. N’y a-t-il pas une urgence quant à la condition des femmes dans le monde ? Je réponds oui.
Les camps de Calais et Synthe sont aujourd’hui des lieux de désespoir. Ce problème est-il insoluble ?
Le sujet n’est pas simple. Je ne veux pas donner de leçon. C’est presque la quadrature du cercle : ou on organise le passage vers l’Angleterre – mais politiquement, comment l’expliquer ? – ; ou on bloque, mais que fait-on ? Une nouvelle ville ? Avec tous les problèmes qui en découlent ? Je crois qu’on percute ici la question européenne. Où sont la volonté, la conscience, le projet européens ? Qui porte aujourd’hui ne serait-ce qu’une idée européenne ? Angela Merkel, pour qui j’ai une grande estime, a dit, quand il le fallait, qu’il était intolérable de voir ces hommes, ces femmes, ces enfants sur les routes, maltraités, et qu’il fallait les accueillir. Aucun de nous ne peut être indifférent aux exodes. C’est une question existentielle.
Mais la solution n’est pas à la seule portée de la chancelière allemande. Or, par la désertion des autres, Angela Merkel s’est retrouvée dans l’impasse. Elle a, d’une certaine façon, buté sur l’inexistence de l’idée européenne. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des difficultés telles que les risques de fragmentation, de repli, d’affolement, d’aveuglement sont considérables. Nous devrions être capables de répondre à la crise des réfugiés et de l’inscrire dans les nouvelles dynamiques mondiales.
Sur le plan démographique, l’Europe perd du poids. Comment va-t-elle conserver sa vitalité ? Le repli sur soi, c’est le début de la fin, le déclin. Avec les dernières élections en Pologne et en Hongrie, on continue dans la logique de fragmentation. Les partis populistes prospèrent parce que les autres ne se battent pas. On se contente de faire des analyses savantes sur les visages et contours différents de l’extrême droite.
C’est pour cela que vous ne pouvez pas vous reposer…
Qui vous a dit que j’allais me reposer ? D’accord, j’ai beaucoup travaillé dans ma vie, j’aurais le droit de me reposer. Mais je suis tourmentée. J’avais prévu de construire ma bibliothèque, de vivre ma vie. Je ne pensais pas qu’on se retrouverait aujourd’hui devant une telle urgence de combat. On ne peut laisser le champ libre. Donc, oui, je suis prête à me battre.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand, Anne Laffeter et Bernard Zekri photo Frédéric Stucin pour Les Inrockuptibles
Murmures à la jeunesse (Philippe Rey), 96 pages, 7 €
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