Discret président du Festival d’Angoulême 2010, Blutch est aussi depuis vingt ans le plus inventif et virtuose dessinateur de BD. Un artiste encore à découvrir.
En 2009, le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême décernait son Grand Prix à Blutch, qui a largement servi l’essor de la BD française d’auteur, publiant notamment à L’Association et chez Cornélius. Membre discret de la génération de Sfar et Trondheim, il a développé un style singulier au souffle virtuose, sans cesse renouvelé, à travers des albums emblématiques comme Vitesse moderne ou La Beauté. Interview en forme de bilan provisoire.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
ENTRETIEN > As-tu été surpris de recevoir le Grand Prix de la Ville d’Angoulême ?
Blutch – Plus que de la surprise, une certaine panique. Je me suis dit : le costume est trop grand. Pourquoi moi, pourquoi maintenant ? Je n’ai encore rien fait, je n’ai encore rien dit. Pourtant, malgré toutes les illusions qu’on se fait, le temps passe. Ce sont des récompenses qui couronnent ton travail, donc c’est un regard sur ton histoire, donc tu fais partie de l’histoire. Je ne pensais pas qu’un jour je ferais partie du passé. Cette récompense me dépasse. Généralement, je maîtrise ce que je fais, ce que je dis, et là d’un coup, c’est comme si la société rentrait chez moi. Cette intrusion violente contredit d’une certaine manière tout ce que j’ai fait, ma vie d’artiste qui consiste tout de même à essayer d’oublier la société. J’aime être seul, j’aime le calme, l’intimité, la solitude, j’aime bien rêver. Lauréat à Angoulême, voilà une récompense qui t’oblige, qui est exigeante, j’ai eu peur pour mon année de travail. D’un autre côté, ça veut dire aussi que pour certains, ma démarche ne paraît pas complètement absurde. Il est agréable d’entendre que l’on n’a pas tout à fait tort. Pas tout à fait tort de ne pas avoir de série, de ne pas être fidèle à un éditeur – je papillonne –, de ne pas avoir de plan de carrière, de ne pas avoir de stratégie. Ça va m’encourager à être déraisonnable.
L’édition 2010 du Festival t’a demandé beaucoup de travail ?
Je me suis beaucoup investi dans l’organisation. J’ai pensé qu’il fallait en profiter, c’est-à- dire essayer de me faire plaisir. L’intérêt d’assumer cette présidence, c’est de pouvoir faire voir et faire entendre ce que le public connaît encore mal. Un dessinateur passe tellement de temps tout seul, comme un forçat à casser des cailloux. S’il se confronte aux autres et vit un peu en société, ce n’est pas si mal, c’est un bon décrassage. Le retour à la table de travail est d’autant plus satisfaisant. On se dessèche vite, tout seul à son bureau, on reste à l’étroit. Il faut de temps en temps ouvrir les fenêtres, aérer la chambre.
Le dessin est un plaisir ?
Parfois, c’est vraiment exaltant. Mais l’exercice de la bande dessinée, sa fabrication demeure une activité assez âpre et laborieuse : beaucoup de contraintes, un arsenal technique assez lourd. J’ai toujours essayé de me détacher au maximum de tout ce qu’on appelle le savoir-faire, l’artisanat. Voler le plus librement possible pour en tirer du plaisir. Malgré cela, par moments, pour que l’histoire soit intelligible, on est obligé de passer par des phases pas spécialement passionnantes, voire carrément barbantes. Mais je sais que ces moments un peu fastidieux dans le dessin doivent servir un discours qui j’espère sera, lui, passionnant et pertinent.
Pour dessiner, tu te nourris toujours de danse, de musique…
Tout ce qui constitue le cours de la vie me sert de fumier (rires). Enfant, quand je dessinais, je trouvais ma seule source d’inspiration dans la BD. J’essayais de reproduire ce qui m’avait plu, ce que j’avais lu une heure avant. Aujourd’hui, j’ai besoin d’autres artistes, d’autres vies, d’autres oeuvres. Je n’ai pas d’imagination. J’essaie de m’approprier les choses que je ressens. Comme je ne suis pas danseur, j’ai essayé dans mes bandes dessinées de faire de la danse ; comme je ne suis pas acteur, j’ai essayé de jouer ; comme je ne suis pas écrivain, j’ai essayé de faire de la littérature. Tout ce qui m’a enchanté, je tente de le retranscrire dans mon langage à moi. Une fois sur deux je rate mon coup mais j’ai vraiment soif de voir, d’apprendre. Il faut rester curieux.
Aujourd’hui, te tournes-tu encore vers ces BD que tu as aimées dans ton enfance ?
Oui, je lis toujours des bandes dessinées, je reviens aux sources. C’est un vrai besoin, je cherche des réponses à mes questions. Je lis surtout de la bande dessinée ancienne, pas spécialement enfantine. Et selon mes envies, je reviens à des auteurs qui me nourrissent au moment où je sens chez eux une musique qui peut me pousser, m’inspirer. Ça va de Crépax à Will, Lauzier… Je visite les morts.
Après quatre ans aux Arts-Déco de Strasbourg, tu as commencé en 1988 à travailler à Fluide glacial. Tu as beaucoup appris là-bas ?
A Fluide glacial, il y avait un mouvement contraignant, irrésistible, parce qu’il fallait produire des pages tous les mois pour être payé, pour pouvoir vivre. Il fallait foncer. Ce n’était pas un environnement spécialement bienveillant vis-à-vis de mon travail – je ne parle pas des relations humaines mais professionnelles. Je n’étais pas tout à fait dans la ligne du journal. J’étais trop ceci ou pas assez cela, trop poétique, pas assez comique, pas assez séduisant… Je me suis heurté de temps en temps à ma hiérarchie, c’était aussi très stimulant. Quand je suis arrivé chez (A suivre) (revue emblématique de BD qui a existé entre 1978 et 1997 – ndlr), c’était pareil. J’ai l’impression d’avoir été un passager clandestin sur tous ces navires.
Après une série d’histoires courtes, tu as fait Péplum (1998) chez Cornélius. Tu avais besoin de te lancer dans une histoire complexe ?
Je voulais accéder à la bande dessinée d’auteur avec un grand O. Je voulais faire l’équivalent de Partie de chasse de Bilal et Christin ou Ici même de Forest et Tardi. C’est presque par accident que j’ai atterri chez Fluide glacial. Au début, je voulais écrire un roman. Puis j’ai commencé à travailler à L’Association, un peu plus tard pour Cornélius, et je tenais aussi le coup grâce à eux. Il y avait une connivence, une complicité de génération – à Fluide glacial, j’étais largement le plus jeune. Mais j’aimais bien Fluide parce qu’il y avait un côté ring : il fallait boxer. Ce n’est pas si mal quand la rédaction en chef ne dit pas tout le temps oui aux auteurs. Tu dois pousser ta réflexion. En jetant un regard furtif sur ces années, je dirais que j’ai quand même fait ce que je voulais. Je ne regrette aucun de mes livres. J’ai à peu près dit et chanté à ma façon.
Tes livres sont très différents les uns des autres. As-tu besoin à chaque fois de rompre avec le précédent ?
Ce n’est pas un hasard, mais en même temps ce n’est pas un besoin. Je me méfie telle ment de moi que j’essaie de fuir, même si c’est illusoire. Je n’ai pas du tout envie de m’enfermer dans mon propre académisme. J’ai très peur de m’ennuyer. J’aime prendre des risques mais pas des risques déplacés non plus. J’aime bien échapper à moi-même. En se mettant dans la peau d’autrui à chaque livre, on triche un peu. Mais c’est difficile aujourd’hui, je me pose des questions. Je peux refaire une bulle, réécrire un dialogue quatre, cinq, six fois, je change la place des adjectifs : la plupart du temps j’en reviens à ma première version. C’est assez déprimant.
Est-ce qu’il y a un album qui a été plus compliqué à faire que les autres ?
Le Petit Christian 2 a été très facile à faire. Sinon, les autres… Difficile n’est pas le mot exact, il y a des choses tellement plus difficiles. Mais ça demande des efforts. Le Petit Christian 2 m’en a demandé peu, probablement parce que je savais depuis dix ans ce que je voulais dire. C’est un livre en partie autobiographique.
Quelle place laisses-tu à ce style de récit dans tes autres livres ?
Certains contiennent une part autobiographique sans en avoir l’air et d’autres ont l’air autobiographiques mais ne le sont pas. J’aime jouer avec ça. Mais pour que ça marche, il faut mettre beaucoup de soi, payer de sa personne. Quand je revois mes livres, j’ai quand même l’impression d’avoir raconté ma vie. Pas vraiment de m’être mis à nu, mais en feuilletant l’un ou l’autre de mes anciens albums, il m’est arrivé de me dire “ah oui, j’ai été cet homme-là”.
Beaucoup de tes histoires tournent autour du désir, des relations compliquées…
Je ne sais pas ce qui fait une bonne histoire, mais j’aime bien quand les personnages se ratent, quand ils ne s’écoutent pas, j’aime les malentendus, les dialogues de sourds, j’aime bien les accidents, quand les gens qui devraient se retrouver ne sont pas à la même heure au même endroit. En tant qu’auteur, je suis tenté par la description de la dissonance. J’ai reçu récemment un album collectif – je ne me souviens plus des auteurs – dont le principe était “des BD qui vous font du bien”. Ce n’étaient que des histoires heureuses… C’est l’album qui m’a fait le plus rire de l’année. Je ne me suis jamais senti aussi loin d’un livre.
Tu as un nouveau projet, Adieu Paul Newman.
Je tourne autour depuis longtemps. J’ai été marqué par un livre d’Emile Ajar, Pseudo, et j’essaie de le refaire. C’est un ouvrage convulsif, complètement déraisonnable, violent, sans queue ni tête, un faux autoportrait avec un jeu de miroirs hallucinant. Je l’ai lu deux ou trois fois, il m’a toujours passionné. Mais Adieu Paul Newman n’existe pas encore, je ne veux pas trop en parler. J’essaie d’opérer une synthèse entre plusieurs des voies que j’ai empruntées. Si je dois simplifier, je dirais que dans la forme, dans le style, ça va peut-être ressembler davantage à Vitesse moderne.
Vingt ans après ses grands débuts, saurais- tu dire où en est la BD française d’auteur ?
Elle semble avoir bien fait son trou, elle s’est embourgeoisée, non ? Je ne sais pas. Avec le temps, les gens s’éloignent, c’est normal, chacun poursuit sa démarche. En vieillissant, on vit moins en groupe. Ce que je peux dire, c’est que le chemin se fait seul.
Vitesse moderne (Dupuis/Aire libre), 100 pages, 14,50 €. Réédition.
{"type":"Banniere-Basse"}